L’identité des religieux aujourd’hui

Thimoty Radcliffe

Extrait d’une conférence de Timothy Radcliffe, o.p. donnée le 8 août 1996, lors de l’assemblée de la Conférence des supérieurs majeurs des États-Unis à Arlington.

 

Nous, religieux, qui sommes-nous et quelle est notre vocation dans l’Église ? La réponse à cette question est d’importance. Mais non pas seulement parce qu’elle pourrait nous donner la confiance pour aller de l’avant ou même attirer de nouvelles vocations. Elle est importante parce que, pour l’aborder, nous devons réfléchir à cette crise d’identité qui afflige la plupart des gens aujourd’hui. Nul n’est créé par Dieu pour être uniquement un consommateur ou un travailleur, pour être acheté et vendu sur la place du marché comme un esclave. Si nous pouvons retrouver confiance en notre vocation, alors nous serons peut-être capables de manifester quelque chose de la vocation humaine. Le problème que nous devons affronter concerne la signification même de l’être humain.

Mais notre vocation de religieux met en lumière la structure narrative la plus profonde de tout être humain. Lors de mon premier cours au noviciat, le maître des novices avait tracé un grand cercle au tableau en nous disant :  » Eh bien, mes amis, voilà toute la théologie que vous avez besoin de savoir. Tout vient de Dieu et tout va vers Dieu.  » La réalité s’est avérée quelque peu plus complexe ! Mais l’affirmation de notre foi est que toute vie humaine est la réponse à la demande de Dieu de partager la vie de la Trinité. Tel est, en profondeur, le sens de toute vie humaine. Je découvre qui je suis en répondant à cet appel.

Tout laisser.

En premier lieu, notre vocation montre quelque chose sur la vocation de l’homme en raison de ce que nous laissons derrière nous. Nous abandonnons bien des choses qui donnent une identité aux êtres humains dans notre monde argent, statut, partenaire dans le mariage, carrière. Dans une société où l’identité est si fragile, si mal assurée, nous laissons derrière nous tout ce en quoi les hommes recherchent la sécurité, les soutiens de notre inquiète interrogation sur ce que nous sommes. Sans cesse, nous posons la question qui sommes-nous ? Mais nous sommes des gens qui refusons les balises habituelles de l’identité. Voilà ce que nous sommes. Il n’est pas étonnant que nous ayons des problèmes ! Nous le faisons de manière à mettre en lumière la vraie identité et la vraie vocation de tout être humain. Tout d’abord, nous montrons que toute identité humaine est un don. Nulle identité autocréée n’est jamais au niveau de ce que nous sommes. Toute petite identité que nous pouvons nous forger dans cette société est vraiment trop petite. Ensuite, nous montrons que l’identité humaine, en définitive, n’est pas donnée maintenant. C’est l’histoire entière de nos vies, du début jusqu’à la fin et au-delà, qui nous montre qui nous sommes.

Saint Jean écrit :  » Bien-aimés, dès maintenant nous sommes enfants de Dieu, mais ce que nous serons n’a pas encore été manifesté. Nous savons que, lors de cette manifestation, nous serons semblables à Lui parce que nous Le verrons tel qu’Il est  » (1 Jn 3, 2). Rejeter loin de nous tout soutien, c’est un signe que toute identité humaine est une surprise, un don et une aventure.

Permettez-moi de concrétiser cela à travers quelques exemples. Il va de soi qu’il ne saurait aucunement être question d’un traité complet de théologie sur les voeux ; il s’agit simplement de quelques suggestions sur la manière dont ils touchent à la question de l’identité humaine.

L’obéissance.

Dans l’Ordre dominicain, lorsqu’on fait profession, on met ses mains entre celles de son supérieur, et l’on promet obéissance. Je crois bien que, dans toutes nos congrégations, d’une manière ou d’une autre, le pincement au coeur se produit lorsqu’on se met entre les mains de ses frères et de ses soeurs, et que l’on dit :  » Me voici ; envoyez-moi où vous voulez. « 

Erik Erikson définit ainsi la perception de l’identité :  » Le sentiment de savoir où l’on va, et la reconnaissance, intérieurement anticipée, de la part de ceux qui comptent.  » (Cité par Theodore ZELDIN, An Intimate History of Humanity, Londres, 1955, p. 380.) Eh bien, l’obéissance efface carrément ce sentiment de savoir où l’on va. On nous donne la splendide liberté de ne pas savoir où l’on nous dirige. Le religieux est une personne libérée du fardeau d’avoir une carrière.

La carrière est l’une des façons par lesquelles l’être humain trace la longue histoire de sa vie et, ce faisant, entrevoit ce qu’il est. La carrière, du moins pour ceux qui sont assez heureux pour en avoir une, assure séquence et structure aux étapes de la vie d’une personne, à mesure qu’elle grimpe les barreaux de l’échelle, qu’il s’agisse d’une université, de l’armée ou de la banque. Lorsque j’ai fait ma profession, le 29 septembre 1966, ma carrière a pris fin. Je suis religieux et ne pourrai jamais être autre chose. On m’a dit qu’il existe en France un document juridique qui englobe dans la liste des  » sans-profession  » prêtres et prostituées. Alors que j’étais aumônier d’université, mon rôle, je m’en souviens, était d’être dans le campus une personne sans rôle, un  » rôdeur avec préméditation « , comme le dit la police anglaise lorsqu’elle arrête des individus suspects.

Et ce ne sont pas seulement nos frères et nos soeurs qui nous convoquent pour que nous allions là où nous sommes envoyés. Nous obéissons aux voix de ceux qui nous lancent un appel de différentes manières. Je me souviens d’un dominicain français qui était venu à Oxford apprendre le bengali. Il avait été prêtre-ouvrier pendant seize ans, il fabriquait des voitures chez Citroën ou bien, plus souvent qu’à son tour, il prenait la tête des grèves, veillant à ce que l’on ne produise pas de voitures ! Et voici que maintenant Nicolas et son provincial étaient arrivés à la conviction que sa vie était entrée dans une nouvelle étape, et qu’il se rendrait à Calcutta pour y vivre avec les plus pauvres. Je m’entends encore lui demander ce qu’il avait l’intention de faire. Il me répondit que ce n’était pas à lui de le dire. On lui dirait ce qu’il fallait faire.

L’appel pressant peut venir des gens les plus surprenants. Nos frères du Viêt-nam ont subi de nombreuses années de persécution, d’emprisonnement, et bien souvent ont dû se cacher au milieu des habitants. L’un d’entre eux, un homme charmant prénommé François, après s’être caché pendant un certain temps, fut soudain arrêté par la police et Jeté en prison. Et il a dit à ceux qui l’arrêtaient :  » Je devrais vous remercier. Car nous, les dominicains, nous vivions entre nous, mais lorsque vous êtes venus nous chercher, vous nous avez envoyés vers les gens. « 

Le voeu d’obéissance nous interpelle au-delà de toutes les identités qu’une carrière pourrait nous donner, et aussi au-delà de toutes les identités que nous pourrions jamais construire. Le voeu désigne une identité ouverte à tous ceux dont la vie ne mène nulle part, qui n’ont jamais eu de carrière, qui n’ont jamais eu d’emploi, passé un examen ou réussi quoi que ce soit dans la vie. Notre renoncement à une carrière est le signe que toutes les vies humaines, en définitive, vont quelque part, même si en apparence elles se heurtent à une impasse, car il y a un Dieu qui convoque chacun d’entre nous à la vie.

Chaque année, la commission Justice et Paix de la Conférence irlandaise des supérieurs majeurs élabore une critique du budget du gouvernement, et les ministres tremblent dans l’attente dudit document. Mais un jour, après un rapport tout particulièrement sauvage, le premier ministre, Charlie Haughley, l’écouta en disant qu’il était difficile de prendre au sérieux des critiques émanant d’un groupe qui s’intitulait  » majeurs  » et  » supérieurs « . La commission en prit bonne note et se dénomme désormais  » Conférence des religieux « .

La chasteté.

Si le voeu de chasteté est parfois si difficile à vivre, c’est qu’il touche à bien des aspects de notre identité. Les autres intervenants vont sans doute en parler en long et en large ! Et c’est pourquoi je me contenterai d’en dire seulement quelques mots.

Pour la plupart des êtres humains, le signe le plus fondamental de leur identité est l’existence d’un autre être pour lequel ils sont le centre et le coeur : leur mari, leur femme ou leur partenaire. Cela, nous ne l’avons pas. Quelque nombreux que soient ceux que j’aime et qui m’aiment, je ne puis me définir moi-même par un tel type de relation. C’est là une telle perte, une telle privation, que, je le crois, elle ne peut être vécue de manière féconde que si ma propre vie est nourrie en profondeur par la prière.

L’un des points les plus douloureux, du moins pour moi, est que l’on se refuse la possibilité d’avoir des enfants. Dans certaines sociétés, cela signifie que l’on ne peut jamais être accepté comme un homme. Je me rappelle la désolation d’un jeune prêtre nouvellement ordonné qui était allé célébrer l’eucharistie dans un couvent à Édimbourg. Lorsque la porte d’entrée finit par s’ouvrir, la religieuse le dévisagea et dit :  » Oh, c’est vous, père, j’attendais un homme. « 

Cela me fait aussi penser à un frère américain, dont l’un des prénoms était Marie, en vertu d’une pieuse coutume irlandaise. Il était en train de pester contre un monde rempli de gens bizarres et pervers. Un autre frère laissa tomber le journal qu’il était en train de lire et lui dit :  » Allons, allons, vous croyez que vous êtes vous-même normal. Vous vous appelez Marie et vous portez une robe. « 

On laisse derrière soi père, mère, frère, soeur, le réseau tout entier de relations humaines qui donne à chacun un nom et une place dans le monde.

J’ai visité l’Angola pendant la guerre civile. Je n’oublierai jamais une rencontre avec les postulants et les postulantes à la capitale, Luanda. Ils étaient coupés de leurs familles par les conflits qui entouraient la ville et se trouvaient confrontés à un dilemme moral. Devaient-ils tenter de franchir la zone de guerre pour retrouver leurs familles et les soutenir pendant cette terrible épreuve ? Ou bien devaient-ils rester auprès de l’Ordre ? Pour des Africains, avec leur sens profond de la famille, c’était là une douloureuse situation. Je n’oublierai jamais la jeune religieuse qui se leva en disant :  » Laissez les morts enterrer les morts, nous devons rester pour prêcher l’Évangile. « 

Ainsi donc, nos vies sont marquées par une grande absence, par un vide. Mais cela ne prend sens que si nous le vivons comme le chapitre d’une histoire d’amour qui est le profond mystère de toute vie humaine. Cela doit donc être vécu passionnément comme signe de cet amour de Dieu qui appelle chaque être humain à la plénitude de la vie. Sinon, tout n’est que désert et stérilité.

Ainsi, à travers notre voeu de chasteté, nous devons être signe de ce qu’est la destinée de tout être humain. Chacun est appelé à cet amour, même ceux dont la vie semble dépourvue d’affection, qui n’ont ni époux ni épouse, ni famille, ni enfant, ni tribu, ni clan, ceux qui sont totalement seuls.

La pauvreté.

Il est évident que le voeu de pauvreté nous plonge au coeur de ce qui donne aux hommes leur identité dans le marché global. C’est le renoncement au statut, qui va de pair avec les revenus, avec la capacité d’être quelqu’un qui achète et qui vend. Il nous appelle à être un véritable contre-signe dans notre culture de l’argent. Bien sûr, nous ne sommes pas souvent ainsi. Tandis que j’écris ces lignes, tout en haut de la colline qui domine le Tibre, dans notre antique et imposant prieuré de Sainte-Sabine, je peux apercevoir une petite baraque sur le bord du fleuve, où vit une famille ; le linge sèche sur une corde. En cas de pluie, si les eaux montent, la maison sera balayée. Je regarde, et je rougis en me demandant ce que cette famille pense de nous.

Cela me remet en mémoire que l’une de nos provinces avait conclu une semaine de discussions sur la pauvreté par un repas de gala dans un restaurant de luxe. Et l’un des frères de faire cette remarque :  » Eh bien, si la semaine sur la pauvreté aboutit ici, où irons-nous tous l’an prochain, après toute une semaine à discuter de la chasteté ? « 

Cela dit, partout au cours de mes voyages, j’ai rencontré des communautés religieuses d’hommes et de femmes de toutes les congrégations, partageant la vie des pauvres, signes vivants qu’aucune vie humaine n’est destinée à s’achever sur un monceau d’immondices, que tout être humain a la dignité d’un fils de Dieu. À Noël dernier, j’ai célébré la messe de minuit avec l’un de nos frères, Pedro, qui vit littéralement dans les rues de Paris. Il a célébré la fête avec un millier de clochards, sous une grande tente. L’autel était fait de boîtes de carton pour symboliser que le Christ était né cette nuit pour tous ceux qui vivent dans des boîtes de carton sous les ponts de Paris. Lorsqu’il a fait sauter le bouchon de la bouteille de vin pour l’offertoire, l’auditoire a éclaté en bravos !

Dans chacun de ces voeux, nous voyons comment un pilier de l’identité humaine est abandonné. Nous délaissons les choses habituelles qui nous disent qui nous sommes, que nous avons de l’importance et que notre vie débouche quelque part. Il n’est pas étonnant que nous nous interrogions sur notre identité. Mais peut-être notre liberté ne consiste-t-elle même pas à nous soucier de ce que nous sommes. Nous devons être bien plus intéressés par Dieu. Comme l’a écrit Thomas Merton :  » Vous m’avez appelé ici, non pour porter une étiquette qui me permettrait de me reconnaître dans telle ou telle catégorie. Vous ne voulez pas que je réfléchisse sur ce que je suis, mais sur ce que vous êtes, vous. Ou plutôt, vous ne voulez même pas que je réfléchisse beaucoup sur quoi que ce soit, car vous m’élèveriez au-dessus du niveau de la pensée. Et si je suis toujours en train de me demander ce que je suis, où je suis et pourquoi je suis, comment ce travail sera-t-il effectués ?  » (Épilogue : Meditatio Pauperis in Solitudine.)

Dans son autobiographie La Longue Marche vers la liberté, Nelson Mandela décrit sa grande fierté et sa grande joie quand il acheta sa première maison à Johannesburg. Ce n’était pas grand-chose, mais il était devenu un homme. Un homme doit posséder une terre et engendrer des enfants. Mais, en raison de sa lutte pour son peuple, il vécut à peine dans cette maison, et c’est à peine aussi s’il vit sa famille. Il choisit une voie qui ressemble fort à nos voeux. Il écrit ceci :

C’est cette aspiration à la liberté de mon peuple pour qu’il vive dans la liberté et le respect de soi, qui a été le moteur de ma vie, qui a transformé un jeune homme effrayé en un homme audacieux, qui a poussé un avocat respectueux des lois à devenir un hors-la-loi, qui a changé un mari plein d’amour pour sa famille en un homme sans foyer, qui a forcé un homme qui aimait la vie à vivre comme un moine. Je ne suis pas plus vertueux ou plus enclin au sacrifice que l’homme d’à côté, mais je découvris que je ne pouvais même pas prendre plaisir à la pauvre liberté bien limitée qu’on m’autorisait à avoir, lorsque je savais que mon peuple n’était pas libre. La liberté est indivisible. Les chaînes de n’importe quel membre de mon peuple étaient les chaînes de tous. Les chaînes de mon peuple tout entier étaient les miennes. (The Long Walk to Freedom, p. 750.)

Mandela perdit sa femme, sa famille, sa carrière, sa fortune et son statut social, tant il était assoiffé de liberté pour son peuple. Son emprisonnement était le signe de la dignité cachée de son peuple, qui serait un jour révélée. Peu de communautés religieuses sont aussi austères que la prison de Robben Island, mais nous aussi nous laissons derrière nous bien des choses qui pourraient nous donner une identité, en tant que signe de la dignité cachée de ceux qui sont morts dans le Christ. Comme l’écrit saint Paul aux Colossiens :  » Vous êtes morts, et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu. Quand le Christ, qui est votre vie, paraîtra, alors, vous aussi, vous paraîtrez avec lui en pleine gloire  » (3, 3).

Le matin de Pâques, Pierre et le disciple bien-aimé rivalisent de vitesse pour se rendre au tombeau vide. Pierre ne voit qu’une perte, l’absence d’un corps. L’autre disciple voit avec les yeux de quelqu’un qui aime, et il voit un vide rempli de la présence du Ressuscité. Notre vie aussi peut sembler marquée par une absence et une perte, mais ceux qui voient avec les yeux de l’amour peuvent la voir remplie de la présence du Seigneur ressuscité.

Je n’entends élever aucune prétention exclusive en faveur de notre vocation de religieux ou de religieuses. Toutes les vocations humaines, comme médecins, enseignants, travailleurs sociaux, etc., disent quelque chose sur cette vocation humaine consistant à répondre à l’appel de Dieu qui nous invite dans le Royaume. Ce qui est spécifique à notre vocation, c’est qu’elle montre cette destinée universelle à travers l’abandon des autres identités. L’exhortation apostolique Vita consecrata parle de nous comme de  » symboles eschatologiques « . Et cela est certainement vrai. De plus, cela m’enchante. Comme il serait agréable de mettre sur sa demande de passeport, au-dessous de la profession,  » symbole eschatologique « . Mais on pourrait rétorquer que, plus que nous encore, c’est le mariage qui est le symbole eschatologique. C’est la consommation de l’amour, ce  » shabbat  » de l’esprit humain, lorsque deux personnes reposent dans l’amour mutuel, qui nous donne un symbole de ce Royaume auquel nous aspirons. Peut-être sommes-nous un signe du voyage, et les couples mariés un signe de la destinée.

Votre frère en saint Dominique,

Frère Timothy Radcliffe, o.p.

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