Questions et réponses sur le célibat des prêtres
A l’occasion de l’année sacerdotale nous avons demandé à Mgr Hippolyte Simon, archevêque de Clermont-Ferrand, de répondre à quelques questions que se posent souvent nos contemporains à propos du célibat des prêtres. Il reprend, en partie, ici des convictions qu’il avait largement développées dans son livre Libres d’être prêtres, publié en 2002 aux éditions de l’Atelier.
Père, que vous suggèrent d’emblée toutes les questions posées sur le célibat des prêtres ?
Je n’accepte pas, pour ma part, l’idée selon laquelle le célibat serait le « cadeau bonux » du ministère presbytéral, celui que l’on accepte passivement, comme passage obligé vers le ministère. J’observe, en effet, que parmi les premiers à avoir quitté leur ministère, dans les décennies passées, il y avait beaucoup de religieux. Pour eux le lien entre le ministère et le célibat n’était pas extrinsèque, mais ils l’ont cependant remis en question. Comme la même difficulté est apparue aussi chez les religieux non-prêtres et chez les religieuses, il faut bien admettre que le problème est ailleurs. D’où l’intérêt, pour dépasser les a priori et les idées toutes faites, de prendre un peu de recul en libérant la réflexion sur le sens du célibat choisi ou librement ratifié. Il est clair qu’il n’y a pas de lien absolu entre le ministère ordonné et le célibat. Mais il faut bien comprendre comment le problème se pose. L’Église, contrairement à l’expression courante sur ce sujet, n’interdit pas aux prêtres de se marier. Elle a choisi, pour ce qui concerne l’Église latine, de n’appeler au sacerdoce que des hommes qui acceptent librement, avant l’ordination, de rester célibataires. On me dira : « mais si l’on veut devenir prêtre, on est obligé de rester célibataire ! » Que veut dire ici, « si on veut devenir prêtre ». Etre prêtre ne constitue pas un droit !
On peut contester la position de l’Église et les dispositions actuellement en vigueur ; il faut au moins reconnaître que celles-ci ne sont pas purement et simplement arbitraires même si elles ne sont pas, de soi, intrinsèquement liées au ministère presbytéral. C’est un fait massif : depuis les débuts de l’Église, et aujourd’hui encore, des femmes et des hommes ont choisi de vivre leur expérience chrétienne en restant célibataires. Ce choix est le fait de prêtres, de religieuses, de religieux, mais aussi de laïcs, consacrés ou non. Tous n’ont pas choisi pour les mêmes raisons. Certains ne l’auraient peut-être pas choisi spontanément, mais ils se sont retrouvés, de facto, dans cette situation, et ils ont décidé de la ratifier, pour en faire le chemin de leur vie, à la lumière de l’Évangile.
Certains estiment que le célibat ne peut pas être compris par nos contemporains, qu’en pensez-vous ?
Je partirai de considérations sociologiques : toutes les analyses le montrent, le nombre des célibataires ne cesse d’augmenter en France. Cette situation – qui est d’abord une situation de fait – laisse deviner bien des différences dans la manière de la vivre. Entre les célibataires qui ont choisi de le rester, celles et ceux qui ont finalement ratifié une situation qu’ils (ou elles) n’ont pas choisie, et celles et ceux qui la vivent comme un échec cruel, il existe toutes les différences possibles. De la même façon il existe, pour les célibataires, bien des façons d’assumer l’affectivité et la sexualité.
Je m’étonne de ce que, dans un pays où il y a jamais eu autant de célibataires qu’aujourd’hui, on insiste avec autant de force sur l’idée selon laquelle : « il faudrait tout de même en finir avec le célibat des prêtres ». Puisqu’il y a tant de célibataires, je me permets de trouver curieux que l’on veuille à tout prix marier… les quelques-uns qui prétendent avoir choisi ou librement ratifié de le rester ! J’en arrive à penser que la contestation porte moins sur le fait du célibat comme tel – puisqu’en pratique il est communément vécu – que sur la « prétention » de l’avoir librement choisi.
Autrement dit, je me demande si le célibat ne serait pas accepté, dans l’opinion publique, à la seule condition qu’il soit vécu comme un malheur ou un échec. Mais l’idée que l’on puisse avoir quelque liberté en ce domaine serait, elle, inacceptable.
À entendre l’opinion publique, le célibat ne peut avoir de sens positif. La rencontre des groupes de jeunes qui préparent leur confirmation est éclairante sur ce point. Reprenant à leur compte les slogans et les lieux communs de notre société, ces jeunes n’arrivent pas à concevoir que l’on puisse choisir de rester célibataire.
Il m’arrive, pour les faire réfléchir, de retourner leur question. Et lorsque je leur demande : « À votre avis, qu’est ce que cela signifie – pour le mariage – que des êtres humains choisissent le célibat ? », je vois bien qu’ils me prennent d’abord pour un martien ! Et quand, après un temps de silence, je leur dis : « Réfléchissez bien à ceci : si des êtres humains normaux peuvent choisir de rester célibataires, cela signifie que le mariage – le fait de se mettre en couple – n’est pas obligatoire. Bonne nouvelle pour le mariage !… » Ils sont encore plus perplexes. À partir de cet étonnement initial, il devient possible d’ouvrir de nouveaux chemins de réflexion. Mais il reste que, dans ce domaine, nous vivons largement sous le règne de la pensée unique, du culturellement correct, et qu’il est bien difficile de plaider pour une positivité possible du célibat choisi.
Le célibat serait alors une chance pour le mariage ?
Oui ! La possibilité de choisir en conscience le célibat, de l’admettre comme fruit d’une délibération, non comme sanction inéluctable d’un manque ou d’un échec, permet seule de conférer son sens et sa dignité au mariage chrétien. À partir du moment où, dans une société, quelques uns font la preuve qu’il n’est pas « obligatoire » de se marier, ceux qui décident de le faire peuvent découvrir que le mariage est pour eux une vocation. Là où le mariage serait spontanément éprouvé comme une nécessité de nature, le choix libre du célibat signifie que l’être humain n’est pas absolument déterminé par la loi de l’espèce. C’est une bonne nouvelle pour le mariage ! Il n’est plus nécessaire, il devient libre, et on peut légitimement parler de vocation au mariage. C’est pourquoi, chez les chrétiens, cette alliance librement conclue entre deux êtres n’est pas considérée seulement comme un fait de société. Elle est élévée, comme dit le Rituel, « à la dignité de sacrement », car elle donne à comprendre l’alliance du Christ et de l’Église.
Le refus d’assigner une place pensable au célibat a donc pour corollaire implicite l’impossibilité de penser positivement le mariage chrétien. C’est parce que certains attestent que la sexualité génitale n’est plus une fatalité de nature que d’autres peuvent choisir de se marier et vivre leur amour comme une alliance. Alliance qui vient d’ailleurs et de plus loin que la nécessité de la reproduction humaine. J’irai même jusqu’à tenir ce paradoxe : poser à un jeune la question d’une vocation possible, en respectant toujours la liberté de sa réponse, c’est lui donner la liberté de décider de se marier ! En effet, tant que quelqu’un ne s’est pas posé cette question, le mariage est une quasi-évidence biologique et sociale. Par contre, en se posant la question du célibat, il (ou elle) brise la chaîne de cette nécessité première, au moins le temps d’un débat intérieur. Dès lors, si ce(tte) jeune choisit de se marier, son mariage peut être vu comme une vocation, comme un appel, non plus de la nature, mais de Dieu.
Le témoignage des célibataires permet aux gens mariés de comprendre que leur mariage est bien une vocation et non un destin ; réciproquement, le témoignage des gens mariés vient rappeler aux célibataires que toute existence doit être féconde et donatrice de vie.
Mais le mariage n’est-il pas une nécessité pour la survie de l’espèce ?
En effet, un être humain ne peut pas faire abstraction du fait qu’il est sexué. Cette donnée détermine tous ses comportements. Mais, alors qu’il ne peut vivre sans se réhydrater, il n’est pas obligé sous peine de mort, d’avoir des relations sexuelles. Cette activité n’est pas une nécessité pour les individus, elle n’en est une que pour l’espèce. L’existence de cette indétermination laisse à chaque personne la possibilité d’une décision. La continence est donc possible et pensable. Toute la question étant de savoir au nom de quelles motivations un être humain peut décider de la choisir.
Il faut d’ailleurs observer ici que même les activités primaires, pourtant nécessaires à la vie de l’individu, demandent, pour être vécues de façon humaine, d’être intégrées dans un projet personnel et communautaire. Manger n’est pas seulement ingérer de la nourriture. Il suffit pour s’en convaincre de voir les réactions que suscitent ceux qui, dans un dîner, ne pensent qu’à « avaler des aliments », sans s’occuper des autres convives. À plus forte raison, l’affectivité et la sexualité, qui engagent l’appartenance d’un être à l’ensemble de l’humanité, ne peuvent-elles pas être séparées d’un projet global de vie personnelle et sociale. Lorsque ces réalités sont abstraitement séparées d’un projet d’humanisation, elles deviennent frénétiques, compulsives et « bestiales ».
Dans le célibat choisi, l’exercice de la sexualité génitale et la procréation ne sont plus vécus comme une nécessité pour les individus ; ne sont plus ressentis comme une fatalité, au sens de fatum, de destin impersonnel. Cela reste, naturellement, une nécessité de l’espèce mais plus des individus. ( Bien sûr, une société où tout le monde s’engagerait dans la vie consacrée serait condamnée à terme. Mais ça ne risque peut-être pas d’arriver demain !). Les premières martyres du christianisme sont de jeunes femmes qui revendiquent le droit de disposer librement d’elles-mêmes et de n’être plus soumises aux nécessités sociales du mariage et de la procréation.
Quand l’exercice de la sexualité génitale apparaît comme une nécessité de nature qui doit seulement être aménagée et canalisée pour éviter « les accidents », il devient difficile de faire admettre que la chasteté dans le célibat est non seulement possible, mais envisageable positivement pour des jeunes. L’opinion publique fait abstraction des motivations, multiples, qui conduisent des personnes à vivre dans le célibat et ne conçoit pas qu’un être humain s’y engage de façon volontairement chaste. Selon sa logique, elle ne peut envisager le célibat que sous deux formes, celui des séducteurs, qui ont une pluralité de partenaires, ou celui des oubliés, bien obligés de se résigner à leur situation puisqu’ils n’intéressent personne.
L’inconscient de notre société ne s’y trompe pas. Il refuse le célibat de toute son énergie, comme si cet état de vie la remettait devant des questions que la plupart des gens refusent d’entendre. Le célibat des séducteurs est une menace pour tous les couples : ils peuvent prendre le (ou la) partenaire des autres. Le célibat des oubliés est un malheur. On ne peut que les plaindre. Mais leur présence rappelle désagréablement que la solitude existe.
Il n’y a donc pas de place assignable au célibat. Il est injustifiable. Voilà pourquoi « il faut à tout prix » (c’est l’impératif catégorique de notre temps) marier les célibataires et remarier les veufs, les veuves et tous les divorcés. Les verbes marier et remarier sont à entendre ici au sens de « mettre en couple ». Peu importe, dans notre société, la forme de la célébration. Ce qui compte, c’est que cet être « singulier », célibataire, veuf ou divorcé, ne soit plus une menace pour les autres couples, ni le rappel constant d’une solitude réputée insupportable. À moins qu’elle ne soit liée à quelque perversion ou hypocrisie… On le voit, en toute hypothèse, le célibat dérange ou fait problème. Il est forcément suspect. Comment peut-on le revendiquer comme un chemin d’humanité ?
Le célibat serait-il une exception chrétienne ?
Il n’est pas inutile, pour entrer dans l’intelligence de cette originalité chrétienne, de revenir aux premiers temps de la prédication apostolique. Alors que l’environnement païen, aussi bien que l’environnement juif, des premières communautés chrétiennes demeurent fondamentalement hostiles à la perspective d’un célibat choisi, il apparaît que cet état de vie a été, rapidement, plébiscité par de nombreux chrétiens, et en particulier par des femmes. On connaît le cas de jeunes filles qui ont préféré subir le martyre plutôt que d’accepter le mari que leur famille voulait leur imposer. Ces exemples sont très significatifs, dans le contexte de l’Empire romain païen qui dominait alors le monde connu. On a oublié, en effet, que la société romaine, comme toutes les sociétés païennes, ne pouvait pas connaître d’autre mode de survie, pour les individus, que leur descendance. Elle ne pouvait pas connaître, non plus, d’autre survie, pour la société, que la domination sur les autres peuples. Cette société romaine avait donc besoin de soldats. Toute femme avait donc pour premier devoir d’enfanter les futurs soldats qui défendraient l’Empire.
Le judaïsme quant à lui fait de la promesse d’une postérité une bénédiction. Même tournée vers la venue du Messie, la société juive n’avait pas d’autre horizon qu’une réalisation des promesses dans la Terre Promise. Il était donc essentiel, pour tout juif, d’avoir une descendance qui verrait peut-être s’accomplir le salut d’Israël. Mourir sans enfant ne pouvait être qu’un malheur à tous égards. Les discussions entre Jésus et les Sadducéens le montrent bien : à cause de cet impératif de la survie par quelque descendant, un homme devait épouser la veuve de son frère défunt, « afin de donner une descendance à son frère » (Luc 20, 28).
La réponse du Christ renverse complètement la perspective. En désignant un nouvel horizon à ses disciples, celui de la Résurrection, Jésus relativise, du même mouvement, la sacralisation de la terre promise, l’autorité religieuse de César, et la nécessité, pour la femme, de donner une descendance à son mari.
Autrement dit, par cette réponse, Jésus nous donne à comprendre qu’une femme ne se définit pas d’abord par sa capacité à engendrer ou non des enfants, mais par sa qualité de personne humaine. Ce chapitre 20 de Saint Luc nous fait accomplir une véritable révolution mentale et spirituelle. Il nous donne à comprendre que, puisque nous sommes promis à la résurrection en Christ, nous pouvons établir, désormais, une autre relation à la terre qui nous a vu naître, au pouvoir qui régit nos sociétés, mais aussi à notre corps, à notre survie et à notre éventuelle descendance.
Dans cette perspective chrétienne, les parents ne sont plus obligés d’avoir des enfants pour survivre au delà de la mort. Le mariage et la postérité qui étaient, consciemment ou non, presque obligatoires, cessent d’imposer l’impératif biologique de la survie par la médiation d’une descendance. Le célibat et le fait de ne pas avoir d’enfants ne sont plus des malheurs absolus. L’être humain n’est plus subordonné à la survie du groupe auquel il appartient. Les femmes accèdent à la plénitude de leur humanité : elles aussi peuvent choisir leur état de vie, sans avoir à subir comme une honte le fait de n’avoir pas engendré. Il ne s’agit pas d’oublier que nous sommes des êtres de chair et de sang. Mais, à la suite du Christ, et en réponse à son appel, il devient possible d’accéder à ce point de liberté où les déterminations naturelles ne sont plus absolues. Il appartient alors à chacun de réfléchir et de décider en conscience : A quoi suis-je appelé ? Il ne s’agit plus, alors, d’opposer un état de vie à un autre, ni d’établir une supériorité de l’un vis à vis de l’autre.
Le choix du célibat par certains, ne vient-il pas interroger certaines conceptions modernes de la sexualité humaine ?
Pour aborder la question du célibat, il convient, en effet, de reprendre les choses beaucoup plus en amont et de réfléchir à la signification de la sexualité à l’intérieur de l’évolution des espèces vivantes. Il existe d’autres modes de reproduction des vivants que la reproduction sexuée. Ainsi, par exemple, nombre de végétaux peuvent se multiplier par bouturage ou marcottage. Il suffit de prendre une branche de géranium, de la planter en terre et une autre plante se développe. Selon l’environnement, la seconde plante peut prendre des formes différentes de la première. Mais, en rigueur de terme, il ne s’agit pas « d’individus » différents, puisqu’ils sont issus d’une seule et même « souche » de départ qui s’est « divisée » à chaque opération. Un autre mode de reproduction est à l’œuvre dans la division cellulaire. Le noyau d’une amibe se développe puis, à un certain stade, se sépare en deux. On obtient alors deux amibes rigoureusement identiques. Un observateur qui poserait alors la question : « Il y avait une amibe, il y en a deux maintenant, où est passée la première ? » pourrait aussi bien répondre : « la première a disparu » que : « la première est passée dans les deux nouvelles ». Force est donc d’admettre, ici, que la première amibe n’est pas morte, puisque rien d’elle ne subsiste en dehors du processus de reproduction. Il n’y a pas non plus d’individu, puisque, par définition, ce vivant est susceptible de se diviser indéfiniment.
Par contraste avec ce processus élémentaire de duplication, la reproduction sexuée va faire surgir, dans la chaîne des vivants, des capacités étonnantes de variations.
Là où la division cellulaire reproduit à l’infini de l’identique, la sexualité va permettre l’invention de la différence. En effet, dans le processus de la reproduction sexuée nous avons, au départ, deux individus séparés. Ils s’unissent et de leur union nai(ssen)t un (ou plusieurs) individus(s) différent(s) des deux premiers.
Mais, chose remarquable, ce troisième individu, après un peu de temps, va mener une vie indépendante des deux premiers. Ce qui signifie que le processus de reproduction va pouvoir continuer en dehors et indépendamment des individus de départ. Ceux-ci restent donc extérieurs au processus de reproduction. De ce fait, ils deviennent « mortels » puisque la vie peut continuer sans eux. Eux-mêmes, nés un jour du temps, restent sujets à l’usure du temps. Un jour, le temps reprend leur vie.
En résumé, on peut donc dire que la sexualité est une invention extraordinaire puisqu’elle produit, du même mouvement : de la vie, en permettant la naissance d’un être nouveau ; de l’individualité et de la différence, puisque cet être nouveau, qui tient des deux premiers, ne ressemble exactement à aucun des deux. Tenant des deux, il ne peut être la copie conforme ni de l’un, ni de l’autre ; de la mort, enfin, puisque les deux individus de départ restent extérieurs au processus qui va, désormais, se continuer sans eux.
On comprend, au carrefour de ces trois réalités fondamentales, que la sexualité soit aussi fascinante. Elle est, de soi, une invention prodigieuse. Et nous avons bien raison de chanter notre Créateur en lui disant : « Que tes œuvres sont belles !… »
Mais elle peut devenir aussi le lieu de l’idolâtrie, en laissant croire que nous sommes les maîtres de la vie ; ou celui de l’angoisse la plus tragique, puisqu’elle signifie que nous sommes tous mortels. Et il est logique qu’elle demeure, pour tout individu, source d’un questionnement infini. Car elle pose à chacun la question de son origine et de son identité la plus profonde.
Source de la vie et, en même temps, rappel de la mort, la sexualité pose à tout être humain l’énigme de sa propre existence et de sa singularité. Comment dire « je » sans savoir de qui je viens, et sans accepter aussi que « je » sois mortel ?
Elle nous pose donc, à tous, fondamentalement, la question de la signification que nous essayons de donner à notre vie. À ce titre, elle est au cœur de l’expérience spirituelle, si, du moins, nous essayons de ne pas tricher avec les questions les plus radicales de notre humanité. À partir de là, il n’y a plus à s’étonner de ce que la sexualité soit omniprésente dans toutes les sociétés et toutes les cultures. Elle conditionne la survie de l’espèce humaine, en même temps qu’elle interroge chacun des individus. Elle est la force qui donne naissance à des êtres nouveaux, en même temps qu’elle condamne à mort toutes les générations.
L’émotion qui s’est emparée de l’opinion publique devant la réussite du clonage d’un mammifère est tout à fait révélatrice, et elle tient tout autant de la fascination que de la répulsion. Cette réussite ouvre, en effet, des abîmes. La possibilité de reproduire des individus humains à l’identique ne peut que fasciner : elle permet en effet de contourner la mort. Mais en même temps chacun pressent que c’est une régression, car elle ferme le champ des possibles, en interdisant toute différence. Comment être sûr, dans ces conditions, qu’elle ne constitue pas, finalement, une régression qui ramènerait l’être humain à la répétition indéfinie des amibes ?
Aussi loin que l’on puisse remonter dans l’histoire des sociétés humaines, il apparaît nettement qu’elles ont toujours tenté, sans toujours y réussir, de codifier l’exercice de la sexualité. Les rites et les lois du mariage constituent comme des tentatives de canaliser l’énergie étonnante de la vie. Il est tout à fait logique qu’il en soit ainsi, puisque les sociétés ne peuvent survivre qu’à la condition de mettre au monde des enfants.
Le célibat serait alors prophétique, mais est-il vraiment humain ?
Précisément, nous pouvons dire qu’il est non pas humain quoique prophétique, mais humain parce que prophétique. C’est l’affirmation résolue de cette conviction qui, dans le nouveau conformisme ambiant sera vraiment subversive. En inscrivant dans une telle perspective la question du célibat consacré, choisi ou librement ratifié, on a une chance, d’entendre ce que l’Église veut dire lorsqu’elle dit, comme au Concile, qu’il existe une convenance entre ce célibat et le ministère presbytéral. Il n’est pas dénué de sens de dire que des hommes ayant librement renoncé à leur fécondité selon la chair peuvent signifier, au-delà même de leur action ministérielle, que notre vie vient d’un Autre que nous.
Ceci étant dit, je n’ignore pas que cet état de vie n’est pas facile à choisir, qu’il n’est pas si simple à vivre, car il ne s’inscrit pas directement dans l’ordre de la nature. Il faut tenir pourtant qu’il représente une modalité authentiquement humaine de la vie chrétienne, et c’est ce qui lui confère son caractère prophétique.
Dans notre culture, qui a renoué avec une conception païenne de la vie affective et de la sexualité, ce sont les motivations du célibat chrétien qui le rendent incompréhensible. Nos contemporains – mais c’était déjà vrai des générations précédentes,– ne comprennent pas que l’on puisse décider librement de sa vie dans les domaines de l’affectivité et de la sexualité, réalités fatales, donc subies, puisque plus fortes que notre liberté. On admet bien que quelqu’un soit contraint au célibat par les circonstances de la vie. Ce qui est contesté, parce que ressenti comme une prétention abusive, c’est l’affirmation selon laquelle cet état de vie peut être librement et positivement choisi comme l’une des modalités de la réponse à un appel du Christ.
Cela suppose que le célibat ne soit pas vécu dans une solitude maussade ou le mépris des autres. Il doit, au contraire, s’il est un authentique chemin d’humanisation, conduire à une grande richesse de relations fraternelles.
Mais chacun sait bien qu’une telle richesse requiert le plus grand respect des autres et de soi-même. Un tel respect n’est jamais acquis une fois pour toutes. Il y faut de l’équilibre et du discernement, de l’ascèse et du renoncement.
Il convient donc, ici, de réfléchir à ce que signifie la chasteté. Est-il nécessaire de préciser que la chasteté n’est pas à confondre avec la continence, même si la chasteté vécue dans le célibat implique évidemment la continence, c’est-à-dire l’absence de relations sexuelles ? La chasteté, entendue comme respect de l’autre et de soi-même, est aussi nécessaire dans le mariage que dans le célibat. Sans ce respect mutuel, le mariage, et l’expérience ne le montre que trop, peut conduire au mépris, à la violence et à la rupture.
La chasteté est la condition de toute vraie liberté et de tout respect authentique d’autrui. Il suffit pour, s’en convaincre, de rappeler que son contraire s’écrit …inceste.
Je m’étonne donc qu’il soit si difficile de faire comprendre à nos contemporains qu’ils ne peuvent pas, à la fois, brocarder la chasteté et s’alarmer des ravages tragiques de l’inceste.
L’éducation à la liberté et au respect d’autrui n’a jamais été simple. Ce n’est pas avec des slogans que l’on peut y contribuer. Pour que la liberté soit possible, il est urgent de lever l’intimidation qui interdit à bien des jeunes de penser qu’ils pourraient vivre autrement que selon les modèles imposés par l’inconscient collectif. De ce point de vue, une invitation à réfléchir sur le sens du célibat peut se révéler fort utile. Elle oblige en effet à se demander ce que signifie le fait de prendre une décision personnelle dans le domaine de la vie affective. Cet exercice peut être difficile. Il fait partie du combat spirituel. Mais comment accéder à notre humanité autrement que par une réponse libre ?