La Création du Monde, entre Darwin et la Bible
Introduction
Depuis « l’affaire Galilée », en 1633, jusqu’à nos jours, trois grand moments sont venus ébranler l’ordre du monde et la place de l’homme dans celui-ci, après les synthèses proposées par Thomas d’Aquin au 13 ème siècle :
1) Avec Galilée, l’homme n’est plus au centre du monde ;
2) Avec Darwin, certains le pensent comme une espèce animale parmi d’autres, fruit du hasard de l’évolution ;
3) Avec Freud, l’homme semble n’être même pas au centre de lui-même puisque son inconscient lui échappe ! Comment être croyant après Galilée, Darwin et Freud ?
La présente analyse s’intéresse au deuxième moment et à ses résurgences aujourd’hui : l’homme est-il le fruit du Hasard ou bien un être unique voulu par Dieu ? Comment lire aujourd’hui la Création telle que la Bible nous la propose dans l’Evolution que les sciences modernes nous décrivent ?
I – Darwin et l’origine des espèces
C’est en observant l’évolution du bec de diverses espèces de pinsons des îles Galápagos que Charles Darwin (1809 – 1882) eut l’intuition de la théorie qu’il publia en 1859 sur « l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie ».
Ainsi, au sein d’une population représentant une espèce vivante donnée, on observe des variations individuelles, généralement minimes, apparaissant «fortuitement». En fait la nature exerce une sorte de sélection. Les conditions de vie dans le milieu naturel (espace, nourriture…) entraînent une compétition entre les individus, une « lutte pour la vie », dont les plus aptes, porteurs d’un caractère avantageux, seront les bénéficiaires. Ils laissent la descendance la plus nombreuse et imposeront progressivement une population possédant leur caractère. Ainsi peuvent être comprises l’origine et l’évolution des espèces, sans recours à des « créations successives ».
Même si Darwin ne put donner une explication complète de la transmission des caractères (développement postérieur de la génétique, ouverte par Mendel dès 1865), cette théorie souleva l’enthousiasme et les polémiques dans les milieux scientifiques, philosophiques et religieux. Un prélat qui occupait une place importante dans l’Eglise anglicane aurait ironiquement demandé à un défenseur de Darwin : « Est-ce par votre grand-père ou par votre grand-mère que vous prétendez descendre du singe ? »
« Nos parents ont été crées par Dieu, immédiatement, c’est pourquoi nous déclarons contraire à l’Ecriture Sainte et à la foi, l’opinion de ceux qui n’ont pas honte d’affirmer que l’homme, quant à son corps, est le fruit de la transformation spontanée d’une nature imparfaite en d’autres de plus en plus parfaites jusqu’à la nature humaine actuelle » affirme l’épiscopat allemand pour s’opposer à la théorie de Darwin, en 1860. Mais le Concile Vatican I (en 1870) ne se prononcera pas sur l’attitude à prendre à l’égard de ce qui deviendra « le darwinisme ».
Après un temps d’hostilité nette à la théorie de l’évolution, et la crainte que celle-ci ne réduise l’homme à un aspect biologique matérialiste (négation de l’âme humaine et de la relation au Dieu Créateur), des ouvertures se firent progressivement au début du 20 ème siècle dans les milieux catholiques, notamment grâce à Pierre Teilhard de Chardin. Paléontologue, il percevait un monde en constante évolution, un déploiement de la matière-énergie dans le temps et dans l’espace. Selon Teilhard, les différentes étapes de l’évolution (liée à une croissance de la complexité) sont la cosmogénèse (apparition du cosmos), la biogenèse (apparition de la vie), la noogénèse (apparition de la conscience). Pour lui, l’aboutissement de l’univers est le point de convergence « Omega » que Teilhard assimile au Christ du livre de l’Apocalypse (c’est une intuition et non une démonstration). L’histoire du monde va de Alpha à Omega ; toute énergie, tout événement se sur-anime de la présence du Christ, Verbe de Dieu, l’Alpha et l’Omega. Pionnier de nouvelles relations entre science et foi chrétienne, Teilhard ouvrit la voie d’une prise en compte de l’évolution et d’une lecture renouvelée de la Création dans l’évolution.
Mais les idées prophétiques de Teilhard de Chardin ne seront pas reçues par l’Eglise catholique avant sa mort (le jour de Pâques 1955). Il faudra attendre la deuxième partie du 20 ème siècle pour reconnaître leur pertinence, signe d’une histoire difficile entre le monde scientifique (marqué aussi par le scientisme) et l’Eglise catholique.
II – Quel est donc le moteur de l’évolution ?
Les idées de Darwin (et celles, différentes, de Lamarck) ont, elles aussi, évolué au 20 ème siècle. La question débattue est : quel est le moteur de l’évolution des espèces ? La sélection naturelle (Darwin), l’aptitude des individus à se transformer progressivement par adaptations morphologiques et physiologiques aux conditions du milieu ambiant (Lamarck)?
Le savant Weismann montra par ailleurs que seules les cellules sexuelles transmettent le patrimoine héréditaire, indépendamment du reste de l’organisme. Il devenait alors impossible d’envisager une hérédité de caractères acquis par l’influence du milieu puisque ces caractères, non inscrits dans le patrimoine héréditaire, n’étaient pas transmissibles.
Une école dite néo-darwinienne naquit au début du 20 ème siècle de la rencontre des idées de Darwin avec la génétique. Les notions de mutation des gènes et des chromosomes sont introduites avec le développement notamment de la génétique moléculaire. L’évolution serait, dans ce cadre, entraînée par un moteur constitué de l’ensemble des mutations (gènes et chromosomes), avec des mutations se produisant au hasard. C’est la sélection naturelle exercée par les conditions du milieu qui donnerait alors la direction de l’évolution.
Une autre école dite néo-lamarckienne critique les imperfections du néo-darwinisme, cherchant à rétablir l’idée d’une adaptation active ou d’une action orientée du milieu sur les caractères héréditaires, en imaginant des voies de modification génétique par l’action du milieu sur l’ADN.
Dans ces polémiques apparaissent souvent des « disputes » quant au rôle de la sélection naturelle et de hasard dans les mutations.
Y a-t-il un hasard complet, des déterminismes internes et externes ? Derrière ces questions scientifiques, existent des querelles entre positions darwiniennes ou non darwiniennes, mais aussi positions matérialistes ou non matérialistes. Qu’est-ce que l’homme ? Un fruit biologique du hasard de l’évolution ou un être unique voulu, désiré, attendu ? Une telle question est du ressort de la philosophie et va bien au-delà de la science.
Les scientifiques ont généralement le souci légitime de protéger la recherche scientifique de toute collusion avec une approche mythologique ou religieuse. Nous le comprenons d’autant plus que la science est véritablement née lorsque cette distance (mais non une rupture définitive) avec le mythe et la religion est nettement apparue. Du coup le scientifique rejette assez vite la notion de finalité. Il faut cependant dissiper ici un malentendu, lié à une confusion entre les domaines de la science et de la métaphysique. Il y a en fait deux types de finalité : l’une au niveau de la science et donc de l’immanence ; l’autre au niveau de la transcendance, hors du champ de la science. Faute de distinction des deux plans, beaucoup ont cru devoir nier toute finalité.
Au niveau scientifique, parler de finalité n’est pas autre chose que de dire par exemple qu’une cellule a (entre autres choses) comme fonction la production d’une autre cellule. Pour cela il faut que soit réuni un ensemble de conditions, complexes le plus souvent. C’est aux biologistes de préciser ces conditions. Ainsi ces derniers reconnaissent implicitement une sorte de finalité inscrite dans l’organisation du vivant et indispensable pour que le vivant vive. Ainsi se comprend l’émerveillement du savant devant la beauté de la nature et les prodigieuses adaptations qu’on y rencontre.
De ce sentiment à la notion de finalité, la distance est courte… La beauté des adaptations est celle des moyens et des fins. L’adaptation d’un organisme au milieu et aux conditions d’existence, celles des parties d’un organisme à ses autres parties, ne sont intelligibles que du point de vue de leur résultat final. C’est en quoi « être adapté » consiste.
Cependant, beaucoup ne peuvent s’empêcher de poser la question, qui ne relève plus de la science et qu’il convient de ne pas mélanger avec les précédentes : d’où vient cet ajustement des cellules ou des organes sans lequel le vivant ne vivrait pas ? D’où vient cette finalité immanente ?
III – Positions officielles de l’Eglise Catholique depuis 1950 à nos jours
Depuis 1950 et l’Encyclique « Humani Generis » du Pape Pie XII, l’ouverture de l’Eglise catholique à l’idée d’évolution est nettement manifestée. « L’Eglise n’interdit pas que la doctrine de l’évolution – pour autant qu’elle recherche si le corps humain fut tiré d’une matière déjà existante et vivante , car la foi catholique nous oblige à maintenir l’immédiate création des âmes par Dieu -, dans l’état actuel des sciences et de la théologie, soit l’objet de recherches et de discussions, de la part des savants de l’un et l’autre parti, de telle sorte que les raisons qui favorisent et combattent l’une et l’autre opinion soient examinées et jugées avec le sérieux, la modération et la mesure nécessaires » dit le pape.
Pie XII, en 1951, ajoutera que « l’œuvre de la toute puissance créatrice, dont la vertu a été suscitée par le puissant « fiat » prononcé il y a des milliards d’années par l’Esprit Créateur, s’est déployée dans l’univers, appelant à l’existence, dans un geste généreux d’amour, la matière débordante d’énergie. »
Le Pape Jean-Paul II, très au fait des sciences, affirme à plusieurs reprises :
« On peut donc dire que, du point de vue de la doctrine de la foi, il n’y a pas de difficulté à expliquer l’origine de l’homme, en tant que corps, par l’hypothèse de l’évolution. Il faut toutefois ajouter que l’hypothèse ne propose qu’une probabilité et non une certitude scientifique. La doctrine de la foi affirme au contraire, de manière absolument constante, que l’âme spirituelle a été créée directement par Dieu… et ne peut-être issue de la matière » (16 avril 1980).
Parlant à l’académie pontificale des sciences, le 22 octobre 1996, le pape Jean-Paul II reprit l’enseignement catholique en disant que l’on pouvait voir « dans la théorie de l’évolution plus qu’une hypothèse » , tout en précisant : « Plus que la théorie de l’évolution, il convient de parler des théories de l’évolution. Cette pluralité tient d’une part à la diversité des explications qui sont proposées du mécanisme de l’évolution et, d’autre part, aux diverses philosophies auxquelles on se réfère. Il existe aussi des lectures matérialistes et réductionnistes, et des lectures spirituelles. Le jugement ici est de la compétence propre de la philosophie, et, au-delà, de la théologie… Les théories de l’évolution qui, en fonction des philosophies qui les inspirent, considèrent l’esprit comme émergeant des forces de la matière vivante ou comme un simple phénomène de cette matière, sont incompatibles avec la vérité de l’homme. Elles sont d’ailleurs incapables de fonder la dignité de la personne… »
IV – Aujourd’hui, la Bible encore utilisée contre Darwin ?
Depuis les années 1980, aux Etats-Unis essentiellement, surgissent de nouvelles oppositions aux théories de l’évolution dans certains milieux des Eglises évangéliques, au nom de la Bible. Elles sont le fait de ceux que l’on appellent les « créationnistes », c’est-à-dire des chrétiens lisant la Bible (et en particulier les premiers chapitres du livre de la Genèse, avec les deux récits de création) de manière littéraliste, fondamentaliste et partielle. Pour eux, la doctrine de la création dans sa version biblique lue de manière « littérale » (la création en 6+1 jours par exemple, conduisant à une histoire de l’univers de 6000 ans) doit être enseignée dans les écoles comme une hypothèse de valeur scientifique égale à celle des théories de l’évolution (voire interdire l’enseignement de celles-ci) !
Il s’agit d’une vision fondamentaliste que l’Eglise catholique rejette catégoriquement comme dangereuse. Elle a pourtant des adeptes, non seulement aux USA, mais aussi en Europe. Ce même fondamentalisme surgit aussi dans certains milieux musulmans, comme le montre un livre dit « scientifique » récemment envoyé de Turquie en France aux responsables d’universités et de lycées où des sciences du vivant sont enseignées.
On ne peut utiliser des récits bibliques comme s’ils étaient des textes scientifiques opposables aux théories scientifiques de l’évolution. La Bible nous parle du « pourquoi » de l’univers et non du « comment » du scientifique. Même s’il nous faut articuler le pourquoi et le comment (c’est le but du dialogue qui avance aujourd’hui entre sciences et religions, grâce à la médiation de la philosophie), il faut éviter le mélange des domaines et le concordisme (c’est à dire le fait de trouver dans la science des preuves de l’existence, ou de la non-existence, de Dieu par exemple).
« En nous donnant la Bible, Dieu a voulu que nous soyons chrétiens et non mathématiciens » disait déjà Saint Augustin au 4è siècle ! La Bible nous parle du pourquoi de l’univers, non pas pour nous fournir un traité scientifique, mais pour nous préciser les justes rapports de l’homme avec Dieu et avec la nature, dans l’histoire de salut que Dieu propose à toute l’humanité.
Les auteurs de la Bible s’appuient sur une connaissance scientifique qui peut nous apparaître rudimentaire par rapport à celle d’aujourd’hui (voir la représentation de l’univers aux temps bibliques Fig.1 et comparer avec l’histoire des 13,7 milliards d’années de la théorie du Big-Bang, Fig.2). Comment pourrait-il en être autrement puisque les textes que nous lisons dans le livre de la Genèse sont vieux de 2500 ans ?
La Parole de Dieu y est exprimée dans un milieu, une culture, une connaissance scientifique qui ne sont plus les nôtres. En tenant compte des genres littéraires, l’exégèse biblique (l’étude scientifique et théologique des textes) cherche les vérités essentielles, dont l’actualité est toujours aussi grande, contenues dans ces textes inspirés par Dieu tout au long de l’histoire du peuple d’Israël et des premiers chrétiens. Pour les chrétiens, le monde vient de Dieu, il est créé comme l’expression de l’Amour gratuit et bienveillant de Dieu pour l’homme. L’Ecriture Sainte (la Bible) exprime cette vérité avec les termes de la cosmologie en usage du temps des rédacteurs. Que les données scientifiques aient beaucoup évolué ne change pas le contenu de l’inspiration et du message des textes.
Figure 1 : Représentation de l’univers utilisé par les rédacteurs du texte biblique du livre de la Genèse.
Figure 2 : L’agenda cosmique proposé par l’astrophysicien Carl Sagan pour présenter les 13,7 milliards d’années de l’histoire de notre univers à l’échelle d’une année.
Autant il est inacceptable d’utiliser la Bible pour contrer ou refuser une théorie scientifique et un fait aussi documenté que celui de l’évolution (comme le font malheureusement les créationnistes), autant il est légitime de se laisser questionner par ce que disent la science d’une part, la Bible de l’autre, chacun dans leur domaine.
DOSSIER
Du côté des sciences, les grandes questions qui surgissent des théories comme celle du Big-Bang peuvent se résumer ainsi :
D’où vient l’humanité dont la Figure 2 donne une sorte de généalogie depuis le Big-Bang ? Voilà que l’éventuel début de l’univers (le point zéro, s’il a existé) échappe aujourd’hui à l’approche scientifique ! Etonnement, questionnement ?
Qu’est-ce que la vie, qui apparaît sur la Figure 2 le 25 septembre du calendrier cosmique ? Le scientifique peut préciser les conditions pour que la vie apparaisse, notamment avec la formation de carbone dans les étoiles. Mais il ne peut répondre à la question « qu’est-ce que la vie ? » Ainsi, une cellule vivante contient plus de potentialités que la somme de ses composants. On ne peut réduire le complexe au simple, comme le montre la Figure 3 avec la pyramide de la complexité du réel analysé par les sciences.
On représente ici une échelle avec des barreaux pour indiquer que l’évolution se produit par sauts quantitatifs et qualitatifs et qu’on ne peut réduire le complexe au simple.
Figure 3 : La pyramide de la complexité depuis les particules élémentaires jusqu’aux organismes vivants les plus sophistiqués.
Quand l’homme est-il devenu homme ? Quand s’est-il différencié de l’animal ? Comment, et en quoi ? Se pose ici la question de la conscience, question philosophique à laquelle s’intéressent aussi les neurosciences. Pourtant, il ne s’agit pas de confondre la conscience avec le support neuronal. Vaste champ d’interaction entre science et philosophie. L’homme est conscient qu’il a une conscience, dit-on généralement pour le différencier de l’animal qui a un instinct et montre souvent des comportements que l’on peut qualifier d’intelligents.
On voit ainsi que quelques grandes questions de la philosophie de toujours se posent à partir des découvertes scientifiques : question du commencement dans le temps et dans l’espace, question « qu’est-ce que la vie », question de la place de l’homme dans l’univers ? C’est là que se joue le dialogue entre science, philosophie et religion, sans mélange des domaines, mais en essayant de les articuler.
Entre un certain matérialisme lié à une vision scientifique et un fondamentalisme créationniste dangereux, il existe aujourd’hui de multiples tentatives pour articuler les trois domaines. C’est notamment le but de « l’Intelligent Design », sorte de courant de pensée qui dit percevoir une « intelligence » et une finalité à l’œuvre dans la nature. Le hasard ne peut tout expliquer, disent ses tenants, dont les propositions sont multiples. On peut distinguer deux grands types de propositions :
1) Certains s’appuient sur les insuffisances et les incertitudes des connaissances scientifiques en matière d’évolution pour proposer une « intervention du Dieu Créateur ». Il y a là un vrai piège, consistant à faire de Dieu le « bouche trou de notre ignorance ». De plus, lorsque la connaissance scientifique vient à progresser, Dieu devient alors une « hypothèse inutile ».
2) D’autres posent la question de « l’être » du monde, du « pourquoi » du monde et relève que la science seule ne peut y répondre.
On retrouve là une démarche traditionnelle qui reconnaît un monde créé par Dieu sans avoir besoin que celui-ci soit « interventionniste ». C’est ce que Teilhard de Chardin résume par l’expression : « Dieu fait le monde se faire », qu’il nous faut maintenant approfondir en regardant la Création biblique de plus près.
V – Le Dieu créateur de la Bible
Les textes de la Bible (la Genèse par exemple) n’ont pas pour but, disions-nous, de décrire un processus scientifiquement observable, mais veulent signifier que le monde vient de Dieu, qu’il est Don de Dieu, qu’il est débordement de l’Amour gratuit de Dieu.
Les auteurs bibliques s’affrontent ainsi à l’énigme du « commencement », mais de manière différente des scientifiques. Ils cherchent davantage à parler de « l’origine du monde et de l’humanité », c’est à dire de la condition constitutive de tout ce qui existe. L’origine ne se confond pas avec le commencement dans le temps et dans l’espace. Elle relève de « l’être » des choses et de l’homme et pas seulement de leur « fabrication ». Dieu crée « à tout instant », « au présent », par sa Relation d’Amour, par sa Parole, en se donnant à ses créatures, tout en étant radicalement distinct, séparé. La Nature n’est pas Dieu dans la vision judéo-chrétienne, le soleil n’est pas un dieu ! Le Monde existe par l’acte créateur, relation d’Amour, nous dit la Bible. Ainsi, c’est l’haleine de vie que Dieu insuffle à la glaise du sol qui fait l’homme (Genèse 2,7). L’homme est à l’image de Dieu, à sa ressemblance (Genèse 1,26) ; il est créé à tout instant « dans et par » la relation d’amour avec Dieu et les autres.
Tentons d’illustrer ce propos par un exemple tout simple. Si nous disons à un artiste peintre « il est beau le tableau que vous venez de fabriquer », nous risquons d’avoir un mécontentement fort de celui-ci : « Je ne l’ai pas fabriqué, je l’ai créé » ! Quelle différence ! Bien sûr que l’artiste a utilisé des matériaux qu’on pourrait qualifier « de fabrication » (la peinture, le bois…) mais s’il dit avoir créé le tableau, c’est pour signifier qu’il a « mis quelque chose de lui » dans ce tableau, qu’il a comme « donné vie » à la matière de ce tableau. C’est ainsi que, dans la Bible, Dieu « fait exister » le monde et l’humanité en particulier.
Dans la tradition chrétienne, relation à Dieu, relation aux autres, relation au monde et relation à soi constituent différents aspects d’un même mouvement créateur. Le Dieu Père, Fils et Esprit, est lui-même Relation, modèle des relations entre les hommes créés à la ressemblance de Dieu. Nous pouvons du reste constater combien ce sont nos relations qui nous font « exister » au meilleur de nous-mêmes
(et qui, parfois aussi, nous blessent quand elles sont difficiles). Nous sommes des « êtres de relation ».
L’exemple des fiancés qui se préparent au mariage est éclairant pour mieux comprendre la différence entre « fabriquer » et « faire exister » qui nous intéresse pour mieux comprendre l’action du Dieu Créateur dans la Bible. Il est fréquent d’entendre le fiancé dire : « depuis que je connais ma fiancée, j’ai changé ; j’ai l’impression de devenir moi-même, de prendre ma consistance d’homme, d’exister au meilleur de moi-même. » C’est cet élément essentiel qu’on trouve au deuxième chapitre du livre de la Genèse. « Il n’est pas bon que l’adam (le « glébeux », celui qui est tiré du sol, littéralement) soit seul » dit Dieu (Gn 2,18)… « Du côté qu’il avait tiré de l’adam, Dieu façonna une femme (isha en hébreu) et l’amena à l’homme. Alors celui-ci s’écria : « c’est l’os de mes os et la chair de ma chair. » Et l’adam devient homme (ish) en relation à la femme (isha).
Oui, la relation à Dieu et la relation à l’autre différent (homme-femme en particulier) sont constitutives de l’être humain. Et ces relations ne sont pas d’abord d’ordre biologique. Elles n’en sont pas moins « vitales » !
« Dieu fait le monde se faire » disait Teilhard de Chardin. L’action du Dieu Créateur n’est pas à penser, dans la Bible, comme une intervention biologique ou physique de type « fabrication », mais comme le « don de l’être » qui fait exister et donne Sens et Dignité, à tout instant.
La création vue par le scientifique et la création vue par le bibliste et le théologien ne sont pas du même ordre. Elles ne s’opposent pas, elles sont complémentaires.
On comprend aussi pourquoi les théologiens d’aujourd’hui sont invités à ré-exprimer la théologie de la Création en tenant compte des avancées considérables de la science, dans le respect des domaines. C’est ainsi qu’avaient fait les rédacteurs de la Bible en leur temps.
Conclusion
Le sens profond de la Création dans la Bible est toujours d’actualité. On pense en particulier à cet épisode, si souvent mal compris, du fruit défendu : « Tu peux manger de tous les arbres du jardin. Mais de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, tu ne mangeras pas, car le jour où tu en mangeras, tu deviendras passible de mort » (Genèse 2,16-17). En effet, à chaque fois que l’humanité se prend pour le Maître du bien et du mal, à chaque fois qu’un dictateur ou un groupe le fait vis-à-vis des autres, cela entraîne destructions, privations de liberté, morts, comme l’histoire nous le révèle si souvent !
Devant les grandes questions d’éthique aujourd’hui, depuis le nucléaire jusqu’aux manipulations génétiques, ces textes de la Bible restent d’une étonnante actualité pour le respect et la dignité de tout être humain, depuis sa conception jusqu’à sa mort. Jamais peut-être l’humanité dans son histoire n’a pu à ce point en mesurer l’importance devant les énormes pouvoirs que donnent aujourd’hui les sciences et les techniques. Pour quel avenir ? Pour quelle justice ? Pour quelle fraternité au niveau des continents et du monde entier ?
Thierry MAGNIN.
Prêtre et physicien
St Etienne.