Entrer dans la joie (1)
François Soulage est économiste et sociologue. Au service du diocèse de Nanterre, il est formateur des laïcs en responsabilité d’Eglise et exerce une fonction bancaire dans le domaine du micro-crédit et des coopératives. Il anime le Comité Chrétien de Solidarité avec les Chômeurs qui édite une lettre « Vaincre le chômage ».
I – Les Eléments descriptifs et visibles de cette crise
Dans cet exposé, je vais essayer de vous donner une idée de ce qui se passe dans le monde et de ce que vivent les jeunes que vous rencontrez. J’ai vraiment le sentiment que le monde où vivent nos jeunes n’est pas du tout le même que le monde dans lequel nous avons vécu. Il serait extrêmement dangereux de vouloir reproduire les schémas de ce que nous avons éventuellement même réussi, car il est possible qu’eux ne soient pas dans le même cas et ne réussissent pas ce que nous avons réussi nous.
J’ai été longtemps militant politique, je le suis toujours théoriquement (je paie même ma cotisation), mais je me rends compte combien le politique a complètement changé de nature. J’ai été militant syndical, je ne le suis plus, et je constate combien la vie syndicale a profondément changé. Je vous propose de regarder un petit peu tout ce qui a changé et donc cet environnement nouveau dans lequel les jeunes que vous accompagnez vivent.
1. La crise du politique
Pour moi la crise du politique, c’est la crise du projet politique. J’oppose le projet politique (projet d’une société) à une somme de projets individuels. Le projet politique, c’est, dans une société, des personnes, des groupes qui sont animés par la volonté de construire quelque chose, mais quelque chose ensemble, qui est très systémique. Ce n’est pas uniquement faire des coups, faire des discours, c’est préparer le fonctionnement d’un système. Il me semble en tout cas que depuis la fin de la deuxième guerre mondiale et pour ceux qui s’en rappellent, ce que l’on appelait « le programme de la résistance », il y a eu un effilochage progressif de tout ce qui était « projet politique ». Nous avons donc connu le projet de la résistance, puis ensuite la grande période du Plan. Le Gaullisme ensuite était un vrai projet politique. Et nous avons fait progressivement disparaître ce projet. Aujourd’hui l’horizon dans lequel nous évoluons est un horizon inconnu. C’est cela la crise du projet politique. L’horizon est un horizon inconnu. Alors en face qu’avons-nous ? Nous avons ce que l’on appelle le « néo-libéralisme », qui n’est pas un projet. C’est une attitude des uns et des autres par rapport à l’argent, par rapport à une certaine vision du marché, mais ce n’est pas un projet. Aujourd’hui on peut dire que la chute du mur de Berlin a été un moment extraordinairement important puisqu’il était la chute d’un régime, le régime communiste, face auquel les démocraties se positionnaient, ce qui leur tenait lieu de projet. Mais la chute du mur de Berlin, c’est aussi la fin d’un mur auquel on se heurte. Vous autres qui êtes éducateurs vous le savez, combien les jeunes ont besoin de temps en temps de se heurter à quelque chose, c’est la même chose pour les démocraties. Notre système démocratique se heurtait et se battait contre un système totalitaire, cela lui servait de projet. Ce système totalitaire a disparu, regardez ce qui se passe en Russie et dans tous les anciens pays de cette zone. C’est plus le régime de la mafia, des coups tordus, etc., et cela n’a pas donné naissance à un projet politique.
Ma crainte aux élections, c’est que l’on vote contre les uns ou les autres ou que l’on s’abstienne. Regardez comment est le débat politique aujourd’hui ? Il s’organise autour du « contre », d’un côté comme de l’autre. Cela va être intéressant de voir si les deux principaux candidats qui sont d’une génération plus jeune, ils ont vingt ans de moins que la moyenne de nos responsables politiques traditionnels, vont être capables, de reconstruire un projet politique. Cette absence de perspective à construire explique pour une large part la difficulté à se mobiliser.
1. Crise de la représentativité sociale et, plus généralement, des corps intermédiaires
Le deuxième aspect que je voudrais signaler devant vous est cette crise de la représentativité sociale et des corps intermédiaires. Les corps intermédiaires, c’est tout ce qui fait aujourd’hui le relais entre le citoyen et ceux qui prennent les décisions. Les corps intermédiaires, ce sont les organisations syndicales, les associations, ce sont dans nos communes, par exemple, les conseils de quartiers, les comités de bassin d’emploi, les conseils de développement, etc., dont on a l’impression qu’ils tournent en rond parce que leur action est très souvent centrée sur l’immédiat qu’ils ne savent pas inclure dans un projet à long terme, faute d’un projet politique. De ce point de vue dans l’Eglise, nous sommes plutôt favorisés parce que nous pouvons nous référer à un projet à long terme ; parler de notre foi est un projet politique, parce que quand je lis l’évangile, j’ai vraiment le sentiment qu’il y a là un vrai projet pour notre humanité.
Bref, la représentation sociale et les corps intermédiaires sont essentiels. Pour ceux d’entre vous qui suivez l’actualité, le mot représentativité a été au cœur du non-dit du discours (10/10/06) de Monsieur Jacques Chirac sur les problèmes de dialogue social. La représentativité des syndicats était le sujet qu’il n’a pas abordé. C’est concrètement là qu’il y a problème. Cela veut dire que lorsqu’un jeune veut s’engager pour essayer de participer à la construction d’un monde différent il ne sait pas où aller. Si ces jeunes n’ont pas notre âge, mon âge en tout cas, ils ont la volonté probablement aussi intacte que la nôtre de construire un monde nouveau. Où vont-ils aller ? Qui vont-ils rencontrer ? Cela illustre la crise de la représentativité sociale et des corps intermédiaires et il faut que l’on réfléchisse, nous autres, dans l’Eglise, à ce que l’on donne comme possibilité à ces jeunes de s’inscrire dans un projet et de sortir de l’immédiaté.
Interrogations sur la place de « la société civile »
L’expression « société civile » est souvent utilisée par les politiques comme un alibi, c’est-à-dire qu’il y aurait la société civile et la société politique. Le problème, c’est que la société civile aujourd’hui, c’est-à-dire, vous et moi, dans nos organisations, dans notre rue, dans notre quartier, dans notre conseil d’école a vraiment l’impression aujourd’hui qu’on ne lui donne pas la parole. Cette parole est confisquée par des politiques qui n’ont pas de projet. C’est un enchaînement infernal. C’est grave, c’est pour cela que la joie n’est pas évidente dans ce contexte. Mais on peut avoir des idées… Sinon je ne serais pas venu ! Je vous le dis tout de suite, la joie va être de reconstruire quelque chose au milieu de cette crise et je crois que nous le pouvons.
Incertitudes croissantes
Face à cette crise de projet, nos jeunes et nous-mêmes, vivons des incertitudes. Nos incertitudes sont dans tous les aspects de la vie. L’exclusion nous guette. Attention, le mot « exclusion » ne désigne pas que les sans-papiers, les SDF. L’exclusion, c’est la situation de celui qui, dans son entreprise, se dit que compte tenu du fait qu’il est ouvrier, technicien, qu’il est dans un secteur comme la mécanique, il va bientôt avoir à subir la fermeture de son usine parce que les Chinois vont arriver. Celui-là n’est pas bien, et tous les matins il va à son travail et se demande ce qu’il va lui arriver. On pourrait bien entendu ajouter les CDD pour les jeunes qui entrent dans la vie professionnelle. Vous savez que les deux tiers des premiers contrats de travail sont des contrats à durée déterminée. Que la durée moyenne d’un contrat à durée déterminée pour un jeune est progressivement passée en 5 ans de 2 ans à 3 ans, c’est dire qu’avant 28 ou 29 ans, ce n’est pas la majorité des jeunes qui ont un contrat à durée indéterminée. L’entrée dans une vie tout court (vie professionnelle avec toutes les possibilités que cela offre) est de plus en plus retardée. Toute cette période qui est la période où ils se construisent, (c’était la période où notre génération a fait des enfants) leur donne une vision à court terme de leur avenir. Aujourd’hui la vie est de plus en plus exposée au court terme et cela rend difficile de la construire dans la durée.
Dans la vie professionnelle, vous n’êtes pas beaucoup plus assuré, même si vous avez un contrat à durée indéterminée. Je vous rappelle que l’un des enjeux aujourd’hui de la vie professionnelle est le maintien de la rémunération du salarié en cas de licenciement pour essayer de créer des situations de stabilité. C’est ce que l’on appelle la sécurité sociale professionnelle. C’est un enjeu qui d’ailleurs se retrouve dans les programmes des plus importants partis. Comment fait-on aujourd’hui face à la nécessité d’une flexibilité pour que ce ne soit pas le salarié qui en paie le prix ?
Mais cette instabilité est durablement installée dans l’esprit des gens. Nous la retrouvons tous dans la difficulté de s’engager lorsque nous avons un travail, ou que, si au lieu de 35 heures nous en faisons 60, nous le faisons parce que nous sommes contents d’avoir un emploi. Vous devez le voir vous-mêmes dans le recrutement de nos animateurs, nous le constatons tout à fait parmi les catéchistes, parmi les bénévoles du Secours Catholique et quelques autres, la difficulté que nous avons de recruter des personnes relativement jeunes, car elles sont en insécurité, en période d’hésitation.
Dans la vie privée les incertitudes sont également importantes. Lorsque vous savez que dans Paris intra-muros un ménage sur deux est un ménage recomposé. D’après les chiffres que j’ai pu observer dans l’ensemble de l’Ile de France, il y aurait 30% de ménages recomposés, avec ce que cela peut représenter sur la vie des enfants, la vie de couple, sur le besoin de logements, etc. Vous pouvez additionner les problèmes…
La vie privée est de plus en plus fragile et fragilise la vie de tous. Lorsqu’un couple bat de l’aile, qu’un couple est reconstitué, avec des enfants qui sont une semaine chez l’un, une semaine chez l’autre, cela implique une vie privée compliquée à gérer et fragile.
Plus globalement, dans le monde économique dans lequel nous sommes, la finance domine. Tout revient aujourd’hui à rechercher la rentabilité, avec d’ailleurs l’hypertrophie d’un secteur qu’hélas je connais bien, qui est le secteur de la finance, celui qui manie des sommes absolument considérables et qui ne produit rien. Il faut bien savoir que la finance ne produit rigoureusement rien, c’est de l’argent qui circule. L’hyper-consommation. En 50 ans, nous observons le basculement de notre société dans une société de consommation responsable d’une hyperconsommation complètement manipulée. Si nous réfléchissons à ce que chacun d’entre nous consomme, nous nous apercevons que nous nous laissons beaucoup entraîner par un modèle de consommation générale. Vous pouvez ajouter à cela la mondialisation avec la crainte que les immigrés nous envahissent, que la Chine absorbe nos emplois, … vous pouvez additionner tout ce que vous voulez, les problèmes de l’environnement, l’effet de serre, le changement climatique, …on sent bien que l’on est dans un monde incertain.
Crise de la relation et de la transmission
Cette question s’impose dans notre débat parce que la transformation des rapports familiaux a introduit une rupture brutale dans la transmission des valeurs. Les valeurs que transmet une famille qui s’inscrit dans la durée sont aujourd’hui en grande difficulté. La transmission n’étant plus assurée par des liens familiaux forts (quand la moitié des familles sont séparées) n’est pas tout à fait identique à ce que l’on entend généralement. C’est une vraie difficulté, à ce que l’on entend généralement. Je le vois dans notre aumônerie, où nous avons beaucoup de Portugais, beaucoup d’Antillais, pour lesquels la crise de la transmission est totale, parce que leurs parents sont complètement isolés du reste de leur famille dans un monde qui leur paraît un monde hostile, un monde contraint qui n’est pas leur terre d’origine, qui n’est pas leur culture d’origine, qui n’est pas leur langue d’origine. Pour beaucoup d’Antillais, leur langue d’origine est le créole, ce n’est pas le français, et nous voyons bien comment cette situation les met en isolement complet. Ils habitent dans des zones qui sont beaucoup plus souvent des ghettos que des zones pavillonnaires, même si avec l’évolution les Portugais ont immigré dans des zones pavillonnaires en retapant des petites maisons. Mais ils ne rêvent que d’une chose, c’est de rentrer chez eux. Nous avons une vraie crise de la transmission des valeurs, de l’histoire de leur famille. Ajoutez à cela que les programmes scolaires ne sont pas organisés aujourd’hui et de moins en moins sur ce qu’on appelait les humanités, c’est-à-dire la transmission d’un modèle éducatif, d’un modèle social mais beaucoup plus sur un schéma utilitariste.
Ajoutez encore l’urbanisation. L’urbanisation c’est la rupture des liens spontanés entre les individus. Pour ceux d’entre vous, et vous êtes certainement assez nombreux, qui ont vécu en province ou bien qui en viennent, vous voyez bien que le rapport n’est pas du tout le même entre les individus dans un monde urbain et dans un monde rural. L’urbanisation est la grande dominante de ces 50 dernières années. Elle crée la rupture avec les relations naturelles qu’il faut reconstruire après chaque déménagement. L’urbanisation a introduit une vraie rupture dans les liens naturels qui pouvaient exister entre les individus.
L’accroissement du niveau d’éducation, les nouvelles technologies jouent également un rôle important. Les nouvelles technologies sont un mode nouveau de la transmission des connaissances. Aujourd’hui, les jeunes de moins de 30 ans regardent plus Internet qu’ils ne lisent les journaux. Par contre, ils manient l’Internet. Je pense que cette crise de la relation s’ajoute à la crise de la transmission. Elle s’insère à tous les niveaux, niveau général et niveau individuel.
La crise du militantisme
La crise du militantisme que nous constatons dans l’Eglise et partout ailleurs dans la société est le résultat de toutes ces évolutions. D’un côté nous voyons une explosion du nombre de petites associations, mais ce sont desassociations affinitaires, dans lesquelles on se regroupe pour se tenir chaud, pour essayer d’éviter d’être complètement enfermés, écrasés. Elles demeurent de petites associations. Un forum d’associations s’est tenu à Nanterre il y a 15 jours, 180 associations étaient présentes, moins d’un quart faisait partie d’une fédération. Il y a là une difficulté que je crois importante. On ne peut pas se réjouir aussi fortement du renouveau associatif. Parce que dans les grandes associations la situation n’est pas meilleure. Au Secours Catholique, j’ai discuté avec des responsables nationaux, il n’y a pas tellement de problèmes de recrutement dans leurs groupes locaux, mais pour l’échelon supérieur, c’est très difficile. C’est-à-dire que l’on se mobilise pour un problème local. C’est le réflexe de l’association affinitaire. Mais quand il faut prendre des responsabilités à un niveau différent, il y a une crise du recrutement, même si le Secours catholique est probablement le moins touché parmi les grandes associations. Dans l’Eglise, tous les mouvements d’action catholique, le CCFD ou quelques autres, vivent exactement la même chose.
II – Quelques pistes pour en sortir
Je crois que nous pouvons le dire : en Eglise, nous sommes pauvres en moyens, pauvre en finances, pauvre en personnes, mais riche en projets.
Prenons conscience de notre pauvreté et voyons quelles sont nos richesses . Je vous l’ai dit tout à l’heure, je crois vraiment que notre richesse c’est que nous n’avons pas d’horizon défini et surtout, lorsque nous nous rencontrons, nous n’avons pas besoin de nous dire pourquoi nous nous rencontrons, nous partageons la même foi, la même espérance. Croyez-moi, cela est vraiment fondamental.
Je rencontre dans ma vie professionnelle ou militante tellement de personnes qui ne croient en rien, que de pouvoir dire que nous nous croyons en quelque chose est une grande richesse (nous ne le disons pas assez !). Notre richesse, c’est de prendre notre temps, de pouvoir nous mobiliser pour quelque chose dont nous ne verrons pas forcément le résultat, mais que verront nos enfants et nos petits-enfants.
Notre richesse c’est notre capacité à rassembler, n’oubliez pas cela. Cela découle de tout ce que je vous ai dit tout à l’heure de la difficulté à rassembler dans notre monde. Nous avons cette possibilité. Elle nous est d’ailleurs quelquefois reprochée. Il me semble que notamment du côté des jeunes dont vous avez la responsabilité nous devons jouer cette capacité de rassemblement au nom de quelque chose qui nous dépasse. C’est ce qui va nous permettre de faire face à la crise de la relation car la crise de la relation, c’est l’absence de liens entre des personnes, « la crise des liens sociaux ».
Or, notre foi, notre lecture de l’évangile, c’est d’abord dire que l’autre est notre frère. Je suis obligé d’entrer en relation avec l’autre. Je ne peux pas ne pas entrer en relation avec l’autre.
Il me semble que lorsque nous disons qu’il faut s’intéresser d’abord à l’individu et à la difficulté de l’individu, il faut veiller à ne pas faire de faux sens. Quand on nous demande de faire attention à l’autre, c’est à la personne, parce que la personne fait partie d’un ensemble, elle n’est pas un individu isolé. La mise en relation c’est s’intéresser à la personne pour la remettre en relation avec d’autres. J’étais frappé en aumônerie de voir ce qu’apporte le fonctionnement d’une équipe. Ce n’est pas l’individu tout seul, c’est un groupe qui vivait sa vie et qui, en tant que groupe, était tellement différent du monde qui l’entoure que ce groupe avait un effet d’attirance. Si l’on s’intéresse à la personne, ce n’est pas uniquement pour elle-même, c’est pour la remettre en situation de relation avec d’autres.
C’est le débat que l’on peut avoir dans certaines équipes par exemple au Secours Catholique où un certain nombre de personnes disent : « moi je m’intéresse à une personne, j’essaie de la sortir de la merde » ; mais pour l’amener où », si ce n’est pas pour la remettre en situation de relations avec d’autres, donc à l’aider à lui recréer un lien social ? Faites donc attention au faux sens que peut revêtir l’attention à la personne. Ce « je me débrouille tout seul, – éventuellement en écrasant les autres », n’est pas notre projet. Ce faisant, on recrée ce que l’on appelle le lien social, pour éviter que toutes les personnes en exclusion se retrouvent toutes seules pour affronter les difficultés auxquelles elles sont confrontées.
III – Pourquoi faut-il recréer le lien social ?
D’abord parce que cela nous paraît une nécessité de notre foi chrétienne et parce dans les incertitudes de la vie, la question de l’entourage est une question tout à fait fondamentale.
Dans notre conseil diocésain de pastorale, nous avons beaucoup réfléchi à cette question de l’entourage. L’entourage c’est l’ensemble des personnes, des lieux, des liens sur lesquels on peut s’appuyer lorsque se pose une question, lorsque se créent des difficultés, lorsqu’un enfant ne va pas bien : l’entourage c’est l’oncle et la tante chez qui notre adolescent va se plaindre que vraiment ses parents sont épouvantables. Mais il faut qu’il puisse parler. Pour cela il faut qu’il l’ait connu, il faut qu’il l’ait vu, il faut que très tôt il ait une relation (ce peut être l’ami d’enfance, le grand-père, le voisin, ce peut être n’importe qui). L’entourage est un mécanisme dont on a tous besoin et si on ne fait attention, c’est ce qui se délite le plus vite.
Je vous ai parlé de l’urbanisation. Nous constatons bien dans nos paroisses que ce dont se plaignent les gens qui arrivent, c’est la difficulté dans un monde urbain à se faire des relations. Lors d’une session à la formation des laïcs nous avons établi la carte des relations de chacun. C’était extrêmement intéressant parce qu’à mesure qu’on avançait, on se rendait compte de la rapidité avec laquelle les choses bougeaient, du nombre de personnes présentes dans notre entourage il y a 2 ans, 5 ans, 10 ans, 15 ans, 20 ans. Quelqu’un qui arrive en monde urbain ou quelqu’un qui a rompu avec son entourage a besoin de béquilles et de « coups de mains ». Il faut qu’il reconstruise, qu’il reconstitue son entourage. Je crois que dans les jeunes que nous accueillons, que vous accueillez en aumônerie, cette question est peu souvent étudiée.
Regardez quel est l’entourage dans lequel vivent ces jeunes . Je crois que l’on y découvrirait des choses extrêmement intéressantes. Je parle ici de l’entourage. Cet entourage ce sont les béquilles dont il a besoin. Comment va-t-il faire ses choix de vie professionnelle ? On nous dit par exemple qu’il va falloir qu’au mois de février les jeunes décident de leur orientation pour leurs études. Comment vont-ils être aidés ? Par qui ? A qui vont-ils s’adresser ? A qui vont-ils parler ? Où vont-ils avoir les témoignages de parcours professionnels proches d’eux, des gens qui ont un parcours de 10, 15 ans, pas beaucoup plus. Parce que la vie des entreprises, la vie des institutions, les vies des associations tout cela a changé. Ils doivent pouvoir rencontrer leurs aînés immédiats. C’est un travail très compliqué parce que les aînés immédiats, ceux qui ont 10, 15 ans de plus sont ceux qui viennent justement de rentrer dans la vie professionnelle, la vie familiale, etc, c’est-à-dire ce sont les moins disponibles. Or ce sont de ceux-là dont on a besoin.
Mon prédécesseur à cette tribune disait : « il faut accompagner les jeunes », je crois qu’il faut que nous ayons une réflexion en terme d’âge. C’est la catégorie des 30, 45 ans qui est la plus difficile aujourd’hui à toucher. Avec eux, il semblerait que ce qui marche bien, c’est le témoignage. On ne peut pas demander aujourd’hui à ces jeunes qui entrent dans la vie professionnelle, dans la vie familiale, politique, syndicale, qui entrent dans une zone d’insécurité, de prendre en plus un engagement durable. Au risque de vous surprendre, je n’y crois plus. Ce que je crois par contre, c’est qu’on peut leur demander de témoigner de ce qu’ils vivent mais de manière plus ponctuelle. Demander à tout prix un engagement de long terme à une période d’incertitude ou de difficulté pour eux est une chose quasi impossible. Si nous voulons élargir le cercle de ceux qui sont encore militants et capables de se mobiliser, il faut trouver d’autres moyens. Et notre travail à nous, ma génération, les plus de 50 ans, c’est de permettre que ceci ait lieu. Faire se mettre au service d’expériences nouvelles. Se mettre au service de ce transfert d’expériences, de ce transfert de témoignages. Bref nous sommes prêts à nous engager dans la durée. Ne rêvons pas aujourd’hui. Le monde tel qu’il est, ne permettra pas par un coup de baguette magique de retrouver les gens entre 25 et 45 ans prêts à s’engager pour relayer la génération de militants qui a été celle qui a construit beaucoup de choses après la guerre. Ce n’est pas possible dans la société telle qu’elle est.
Les autres moyens dont nous disposons, c’est la capacité à faire vivre de manière durable des structures pour qu’elles accueillent des expériences, qu’elles accueillent des opérations plus ponctuelles, qu’elles fassent en sorte que nous puissions saisir les occasions. En d’autres termes, cela veut dire, et c’est le problème dans toutes les associations et dans les réseaux associatifs qu’il y a aujourd’hui deux types d’engagements : l’engagement dans la durée, peu nombreux, fait vivre les structures pour leur permettre d’accueillir de manière temporaire, de manière ponctuelle, de manière exceptionnelle des engagements qui seront eux limités dans leur durée. Il y a bien deux niveaux : la structure permanente et les opérations ponctuelles. C’est comme ça que cela va se passer, je crois que l’on ne pourra pas y échapper.
L’un des phénomènes de l’exclusion aujourd’hui est la misère psychologique et intérieure que l’on a énormément de mal à comprendre et qui peut venir par exemple d’une situation professionnelle difficile. Or vous le savez bien, cela ne se voit jamais, les gens n’en parlent jamais. Cela nécessite une attitude d’écoute. Ce qui est clair, c’est que les gens ne sont pas écoutés. Et derrière être écouté, c’est être entendu. C’est le moyen d’apporter une réponse à ces misères psychologique et intérieure des gens. Dans la vie professionnelle, le stress, c’est l’incapacité des gens d’être écoutés et donc d’être entendus.
Les personnes qui sont au service des chômeurs nous disent que le problème n°1 n’est pas de leur donner des conseils, mais de les faire parler, car ils ne veulent plus parler (ne veulent plus parler à leurs enfants, à leur conjoint, à leurs amis). En les faisant parler, ils refont leur propre cheminement et pour qu’ils puissent parler, il faut quelqu’un qui les écoute et qui les entende. C’est un phénomène d’exclusion qui ne figure pas dans les statistiques.
Est-ce que notre Eglise peut jouer un rôle en tant que telle ? Je crois que oui si on revisite le nom « communauté ». Je ne rentrerai pas dans les détails. Il nous faut éviter des mots que l’on utilise sans qu’on y mette un contenu. Il me semble que communauté et entourage ont quelque chose à voir ensemble. Il me semble que dans une communauté on partage. Il me semble que dans une communauté on s’écoute. Alors est-ce que nos communautés paroissiales, nos communautés de mouvements font vraiment communauté ? C’est une grande question. Quelle place nos communautés font-elles aux questions du travail ? Quelle place font-elles aux questions de l’exclusion ? Quelle place font-elles simplement aux problèmes de la misère dans tous ses aspects ? A quel moment en parle-t-on en dehors peut-être d’une intention de prière, le 17 octobre, jour mondial du refus de la misère ? Quelle place font nos communautés à la vie des gens? Et cette communauté ce n’est pas uniquement notre communauté dominicale, notre communauté, c’est le monde. C’est notre communauté d’accueil, nous n’avons pas le choix. Il faut que nous réfléchissions beaucoup à cela, parce qu’il y a des richesses à trouver derrière la réflexion sur la communauté.
Notre évêque, le Père Daucourt a fait une lettre pastorale sur la question de la pauvreté. Quelle est la place faite aux pauvres dans nos communautés ? Le pauvre dans l’évangile, ce n’est pas uniquement celui qui n’a pas d’argent. Tout le monde est pauvre, même celui qui est très riche. Mais quand même, il y a des limites. Il ne faut pas mettre tout sur le même plan. J’attire votre attention sur le sens des mots (il n’y a pas que la pauvreté matérielle) il y aussi la pauvreté spirituelle et la pauvreté de la vie intérieure. Et même les très riches peuvent avoir une très grande pauvreté. Mais ne faisons pas d’erreur dans l’utilisation des mots et soyons précis sur leur sens.
La dernière chose, c’est face à la crise du politique, participer au projet politique
Doit-on nécessairement se méfier de l’entrée sur le terrain du politique ? La réponse est bien évidemment non. Elle n’est pas de moi, elle est de Benoît XVI. Dans l’encyclique « Dieu est amour » vers la fin de la deuxième partie.
Vous verrez qu’il y a sur la question du politique des choses tout à fait intéressantes qui expliquent que le chrétien est porteur d’un projet. Et l’engagement en politique, il est pour faire que ce projet puisse trouver sa place dans la construction politique de la société. Attention, ce n’est pas le projet chrétien, c’est le projet que l’on porte soi-même au nom de sa foi chrétienne. Le Pape ne prône pas la reconstitution de la démocratie chrétienne. Mais c’est nous, chrétiens, qui sommes porteurs d’un projet et si nous ne nous engageons pas en politique, qui va s’engager et au nom de quel projet personnel ?
Je crois que « aimez-vous les uns les autres » est un message extraordinaire. Si l’on essaie de le traduire dans la vie quotidienne, je crois qu’on arrive à des choses intéressantes. Par contre, je pense que si nous ne faisons pas ce travail, nous manquons à une de nos responsabilités qui est que nous faisons partie de la communauté du monde. Quand pour nos jeunes à l’aumônerie, nous ne leur parlons jamais de la chose politique, nous commettons une erreur capitale parce que nous participons à ce refus du politique. Il ne faut pas avoir peur des conflits, en politique, c’est comme cela que l’on bâtit les consciences, que l’on bâtit les esprits. Il faut la contradiction. Et la contradiction peut être violente. Le problème ce n’est pas qu’elle soit violente, mais qu’on en sorte et que la dimension politique, c’est-à-dire que le fonctionnement de la société, soit perçu comme quelque chose de noble, et non de gâté, etc., sinon on se retrouvera avec un vote pour Monsieur Le Pen à 22 ou 23% aux prochaines élections. Voilà à quoi nous risquons de concourir et je n’ai pas envie de cela. Parce que le refus du politique, c’est le refus de l’autre. Ce n’est pas un projet politique, c’est un projet de refus.
Je crois, au risque peut être de vous surprendre, que le monde doit être présenté comme quelque chose de riche et non pas un monde hostile. Et là je rejoins le thème de la joie.
Le monde peut ne pas être un monde hostile. Cela veut tout simplement dire « aider un gamin qui en a raz le bol des études à s’en sortir pour qu’il continue absolument ses études », c’est très simple. S’il arrête les études, il va trouver tout de suite que le monde est hostile. Parce qu’aujourd’hui quand vous sortez du système scolaire sans le bac avec juste un BEP, voire un CAP, vous êtes mal équipé. Il faut qu’il ait le sentiment qu’avec cela il pourra s’en sortir, il faut donc l’aider. Le monde est riche, riche en potentialités, il faut aider à découvrir les potentialités. Et voilà pourquoi je retombe sur l’entourage… Il faut aider le jeune à découvrir son entourage. Cela veut dire qu’il faut que dans nos communautés on fasse vivre une énorme diversité et la diversité est une chance, ce n’est pas un obstacle. Nous allons être dans un pays de plus en plus multi ethnique. C’est une chance ou c’est un problème ? Si vous le vivez comme un problème, vous êtes battus d’avance. Parce que c’est la désespérance qui s’imposera, c’est l’impossibilité de se construire un avenir.
Dans ce monde, dans lequel il faut pouvoir saisir les chances , je vous ai donné quelques éléments. Aujourd’hui, dans ce monde qui nous paraît difficile, beaucoup de choses ont bougé, et elles ont bougé dans de très bonnes directions. Quand vous regardez la CMU, « la couverture médicale universelle », qu’est-ce que cela veut dire ? Cela signifie que des gens qui étaient abandonnés sur le plan de la santé peuvent aujourd’hui se soigner. N’est-ce pas une bonne nouvelle ?
Le RMI, tant décrié, dont on dit qu’il y a 10% de tricheurs, et bien il y en a moins que de gens qui trichent sur l’impôt sur le revenu. Quant à l’ISF, n’en parlons pas, puisqu’il y en a qui trichent pas, ils vont carrément à l’étranger pour échapper à l’ISF, mais ceux-là ne sont pas considérés, hélas, comme des tricheurs. Tandis que le malheureux qui a le RMI, qui éventuellement tire un peu sur la corde, lui est un tricheur.
La remise de la dette des pays du tiers-monde qui est une initiative, d’ailleurs, de chrétiens, est-ce que cela n’est pas une bonne nouvelle, même si on aurait dû aller un peu plus loin ?
Est-ce que le développement d’un commerce équitable n’est pas une bonne nouvelle lorsque l’on parle aujourd’hui des problèmes de développement ? Et je vous signale que je vous parle des thèmes qui sont portés largement par des chrétiens. Sur les finances solidaires, qui ne cessent de progresser, est-ce que ce n’est pas une bonne nouvelle ? Est-ce que travailler avec son argent de manière différente n’est pas une bonne nouvelle ?
Voilà, je voulais vous donner ces éléments parce que, lorsque les chrétiens se bougent, il y beaucoup de bonnes nouvelles qui arrivent et la dernière en date, c’est la politique d’immigration. Aujourd’hui, sur la question de l’immigration, ceux qui mènent les débats, ce sont les chrétiens. Si aujourd’hui, notre pays ne dérive pas vers une politique d’immigration complètement refermée, y compris lorsque Monsieur Sarkozy en parle « il est obligé de faire attention à ce qu’il dit », ce sont les chrétiens qui mènent la danse et ce sont eux seuls qui ont imposé ce débat.
Est-ce que n’est pas une très, très bonne nouvelle ?
FRANCOIS SOULAGE.
Economiste, sociologue .