LA MISSION DE L’AUMONERIE DE L’ENSEIGNEMENT PUBLIC (3)

L’équipe d’animation du SNAEP m’a gentiment invité à venir parmi vous pour proposer quelques suggestions autour de la question suivante : comment ajuster notre annonce de la foi à la croissance intellectuelle qu’apporte, dans le même temps, aux jeunes le système éducatif ? Cette question a ravivé en moi un vieux souvenir dont je vous fais part pour développer mon propos.

Dans les années 80, il y a un peu moins de trente ans, j’enseignais la philosophie dans un lycée de province de l’académie d’Amiens. J’étais aussi animateur dans une aumônerie de lycée de l’Enseignement Public de la région parisienne. J’habitais l’Ile-de-France et travaillais en Picardie ; j’étais ce que l’on appelait alors un turbo prof ! Comme enseignant, mon plus grand bonheur était de voir des jeunes qui se préparaient à passer un bac classique ou technique mûrir culturellement et naître à la pensée, développer leur jugement et commencer à préciser leurs choix de vie fondamentaux, bref devenir intellectuellement des jeunes adultes. En général, je partageais cette même joie avec les profs d’économie ou d’histoire, de lettres ou de culture générale mais aussi avec ceux qui enseignaient les matières plus scientifiques et techniques. Sans prétention, j’aimais jouer à Socrate et accoucher l’esprit de ces jeunes, avides de découvrir le monde et d’y exercer des responsabilités même lorsqu’ils traînaient la patte ou semblaient attendre que le cours se termine.

A l’aumônerie, en revanche, nous ne faisions surtout pas ce qui se vivait au lycée. Les lycéens, assez nombreux à l’époque, y venaient pour vivre et non pour travailler. On y chantait, on y discutait, on y priait, on partait pour des temps forts semés de nuits plus ou moins blanches ou des pélés au Mont Saint-Michel ou à Lourdes : on y apprenait la fraternité mais peu ou pas l’intelligence de la foi. Les seuls moments où mes compétences intellectuelles étaient requises étaient ceux au cours desquels un ou une lycéenne me demandait de l’aide pour sa dissertation. Je n’ai jamais remis en cause cette répartition des tâches. L’aumônerie n’est pas l’école et la foi chrétienne n’est pas un savoir théorique ou technique. Je participais aux deux mondes (qui se rencontraient peu depuis que les aumôneries avaient quitté les lycées) avec le même enthousiasme et la même foi en Christ.

Cependant une question me taraudait l’esprit d’autant plus que je constatais que beaucoup de jeunes qui avaient appartenu à l’aumônerie laissaient tomber leur foi (presque comme une vieille chemise) quand ils entraient dans l’enseignement supérieur. Cette foi ne semblait pas résister à la corrosivité critique des disciplines enseignées. Ils en étaient restés, en fait, à une compréhension trop sommaire et abrégée de la foi chrétienne qui ne leur permettait pas d’en rendre raison déjà pour eux-mêmes. D’où ma question : à un âge où on commence à vraiment appréhender le monde par l’acquisition des outils qu’offrent un certain nombre de disciplines théoriques et techniques, pourquoi ne pas accompagner cette maturation cognitive et réflexive dans le domaine de la foi chrétienne et de son intelligence ? A quand des enseignements théologiques et bibliques bien conçus, pédagogiquement pertinents et promoteurs de sens pour les jeunes croyants d’aujourd’hui ? Je ne me fais pas d’illusion sur la difficulté de la tâche parce qu’elle va à contre-courant des besoins immédiats de nos adolescents et qu’il ne s’agit pas, non plus, de leur enseigner la doctrine pour encombrer leur mémoire déjà sursollicitée. Mais peut-on simplement souhaiter que les jeunes qui nous sont confiés, ne soient pas obligés de faire constamment le grand écart entre leur intelligence de la foi chrétienne et leur intelligence tout court ?

La traversée du fleuve

Dans un petit livre très suggestif, comme il en a le secret (il s’agit du « tiers instruit » publié à Paris en 1991), Michel Serres compare l’éducation à la traversée d’un fleuve suffisamment large et impétueux pour que le nageur (l’éduqué ou l’adolescent) ne perçoive pas l’autre rive. Il ne sait pas qu’il saura vraiment nager avant d’avoir traversé. Il ignore ce qui l’attend de l’autre côté mais il a envie d’y aller parce que quelqu’un lui a dit que de l’autre côté c’était plus beau. Le guide initiateur a séduit le nageur pour l’engager dans cette traversée à l’issue hasardeuse. Le nageur plonge enfin, mais en fait rien n’a vraiment commencé ! Comme l’écrit Michel Serres « après avoirlaissé le rivage,il demeure quelque temps beaucoup plus près de lui que de l’autre en face, au moins assez pour qu’il se dise silencieusement qu’il peut revenir, autant dire qu’il n’a rien quitté. » Le vrai départ vers l’autre rive, c’est le milieu du fleuve, là où « le sol manque et les appartenances s’évanouissent », où il faut autant d’énergie pour revenir en arrière que pour aller de l’avant. Ce seuil que personne ne décrète, dont ni l’adolescent, ni l’éducateur ne savent la place et l’usage est un véritable changement de phase. Comme l’écrit encore Michel Serres, l’adolescent auquel nous pensons quand il pense au nageur est « vraiment exilé, privé de maison, sans feu ni lieu » mais cet exil est le milieu où il éprouve la capacité d’aller par lui-même goûter l’étrangeté de l’autre rive.

J’aime bien cette métaphore parce qu’elle me paraît rendre compte de façon plus féconde que tout discours de la traversée que vit l’adolescent. Je préfère parler des ados que de l’adolescence car ce mot est piégeant. On n’est pas adolescent de la même manière à 13 ans, 15 ans, 18 ans ou 25 ans. On sait bien que les années collèges n’ont pas grand-chose en commun avec les années lycées et que les étudiants de classes préparatoires ou de BTS mettent leur point d’honneur à marquer leur différence avec les lycéens de leur établissement. Ainsi l’ensemble des adolescents même s’ils passent par les mêmes étapes ne constituent pas une génération. On peut même dire que ce qui caractérise cette tranche d’âge de plus en plus étendue, c’est bien d’être en « crise générationnelle » dans la mesure où leur malaise le plus souvent exprimé est de n’être pas comme les autres ! En fait, ces ados passent leur vie d’ado à construire leur boussole intérieure. Ils ne sont plus des enfants mais ne sont pas encore des adultes. Or, on les considère trop comme des enfants, en sous-estimant leurs potentialités et leur âge mental, mais on ne leur pardonne pas grand-chose en les considérant comme des adultes qu’ils ne sont pas ! Un jeune est ainsi juridiquement imputable dès l’âge de treize ans ! Ce voyage vers la vie adulte qui représente l’autre rive ne se passe pas sans tension, sans régression, sans bond en avant et sans contradiction. Il s’agit d’un véritable arrachement à la rive de l’enfance souvent serein parfois violent durant lequel le jeune s’oppose à toutes les figures d’autorité (les parents, l’école, l’Eglise…), les conteste un peu radicalement ou les critique gentiment. Mais en s’opposant, il apprend à se poser. En fait, il s’oppose à lui-même et grandit la faille intérieure, ce non-lieu qu’évoquait Serres, qui lui apprend à aller par lui-même vers l’avant.

Cette traversée qui conduit le jeune à construire sa boussole intérieure concerne tous les aspects de son être. Sa maturation forme un tout et ne se divise pas en domaines étanches ou parallèles. On retient souvent l’époque des transformations physiques de la puberté parce qu’elles sont spectaculaires. Les modifications de l’économie hormonale entraînent des transformations du corps et conduisent souvent à une dépersonnalisation transitoire. La poussée instinctuelle de la libido qui accompagne cette révolution corporelle peut alors se traduire par une régression affective dont le jeune va se prémunir par un rejet de ses parents. Mais ce passage concerne autant les autres aspects de son être qui passent aussi par l’épreuve de l’arrachement et parfois du rejet. La dimension cognitive n’échappe pas à ce passage ; elle peut en être fortement structurante. En réalité les aspects ou dimensions affectives, physiques, sociales et cognitives interagissent entre elles de façon constante : on sait ainsi qu’un succès scolaire peut avoir des conséquences bénéfiques sur le plan psycho affectif et qu’en revanche un déboire sentimental peut mener à la catastrophe sur le plan scolaire. Ainsi la maturation de l’intelligence suit les mêmes soubresauts que la maturation affective et sexuelle. Mais pour l’heure, disons qu’il nous paraît dangereux de mésestimer l’importance de cette évolution de l’intelligence dans la mesure où l’institution scolaire est, pour beaucoup d’ados, la seule grande institution de référence qui relaie (bien ou mal, peu importe) la construction de leur boussole.

Quatre millions d’individus de 12 à 18 ans sont maintenus dans l’institution scolaire, hors de toute prise sur la société. L’institution scolaire, en raison de l’effet massif de la scolarisation, (accentué par la réforme Haby de 1976 qui accueille 100% d’une classe d’âge dans le collège unique), est de plus en plus requise comme un lieu d’identification, d’autonomisation et de socialisation par le biais du développement de l’intelligence. Bien que ses champs d’action s’opacifient parce que trop soumis à des enjeux contradictoires, elle maintient très haut le niveau d’exigences intellectuelles quelles que soient les filières. Le SMIC intellectuel de survie dans nos sociétés hautement compétitives et concurrentielles est de plus en plus élevé. Beaucoup d’élèves français, souvent poussés par leurs parents sont habités par l’angoisse de l’impuissance logique et mathématique !

Mais devant la prolifération vertigineuse des références et des valeurs, devant l’ouverture presque infinie des possibles, le jeune qui veut profiter du monde, doit apprendre à choisir, à se comporter dans la vie comme au restaurant, sinon gare à l’indigestion ! Mais pour choisir il faut apprendre à s’informer, traiter l’information, l’évaluer, la comparer, la soumettre à un examen critique. Cet apprentissage est le travail de l’école. Les choses se compliquent quand on sait que, face à l’avenir de plus en plus brouillé de nos sociétés à changements très rapides, l’institution scolaire ne peut qu’inviter l’élève à s’adapter, à innover, à recomposer son savoir en sollicitant de sa part le top de ses capacités mentales. Cette déconstruction /reconstruction permanente des savoirs entraîne une désacralisation des connaissances. Bien que l’institution scolaire soit très contraignante pour l’élève, elle le conduit à une disponibilité permanente en raison du caractère provisoire et révocable des connaissances. Mais si pour beaucoup d’adolescents ce trop-plein de savoirs révocables conduit à l’indigestion et au dégoût, cela ne veut pas dire qu’il faut renoncer à l’intelligence, bien au contraire. L’école contemporaine a pour enjeu de réconcilier les gamins avec le savoir en leur donnant le goût de se bagarrer intellectuellement pour inventer de façon positive le monde de demain.

La difficulté de croire !

A la veillée de Torvergata, lors des J.M.J de Rome, le 19 Août 2000, le Pape Jean-Paul II dialoguait avec les jeunes : « Chers jeunes, dans un tel monde, est-il difficile de croire ? En l’an 2000, est-il difficile de croire ? Oui c’est difficile, on ne peut le nier ! » Pour beaucoup de jeunes et d’ailleurs de moins jeunes, il est non seulement difficile de croire en Dieu, mais il est aussi difficile de croire qu’un avenir professionnel est ouvert, qu’une amitié a des chances de durer, qu’une cause humanitaire est défendable ou qu’un club de sport n’est pas pourri par l’argent. Chacun pourrait rallonger la liste. Mais bien plus que tout cela, il est d’abord dur de croire en soi, de s’accorder de la confiance et du crédit sans avoir l’impression de gonfler démesurément ses chevilles. On peut parler d’un éreintement de la capacité à croire. Comment s’aimer soi-même, en vérité, dans un monde pareil ? Comment grandir son intériorité pour à la fois résister à toutes les sirènes des fantasmes et s’engager pour un monde qui ne deviendra que ce que nous en ferons !

Pour grandir en eux cette capacité de croire et les aider à vivre les tensions spirituelles qui les habitent (normalement à leur âge), les jeunes peuvent rencontrer et se confronter dans tout leur être au christianisme et à la foi qu’il porte. Contrairement à l’air du temps qui l’appréhende plutôt comme une vieille relique du passé ou un refuge pour âmes en peine, je crois que le christianisme peut socialement servir ce besoin anthropologique de la foi et de la confiance qui devient vital dans nos sociétés où les individus se soupçonnent en permanence. Pourquoi ? La spécificité et la singularité du christianisme est d’être une religion de l’amour, du pardon et de l’espérance. Cet amour de Dieu aimant absolument c’est pour chacun, quel que soit son itinéraire, la certitude d’une confiance jamais démentie, l’espérance d’un avenir, la conscience d’être aimé absolument tel quel, brut de décoffrage ! Nous croyons que l’amour de Dieu est ce don de vie qui constitue chacun dans sa singularité absolue et le propulse dans l’existence. « Ne crains pas, dit Dieu, je t’ai appelé par ton nom. Tu comptes beaucoup à mes yeux. Tu as du prix et moi je t’aime. Ne crains pas car je suis avec toi. » (Isaïe 43) Quel n’est pas l’individu qui aimerait entendre ces paroles quand tout fout le camp et que sa vie devient une vraie galère ?

Ce primat de l’amour que le Fils incarne jusque dans sa mort sur une croix, ne fait pas de la foi chrétienne un simple sentiment ou le trou noir de l’intelligence. Si les ados ont besoin de vivre des moments de forte intensité émotionnelle qui favorisent une rencontre personnelle avec le Christ et si leur besoin d’absolu privilégie l’affectivité comme médiation plus que la réflexion qui paraît desséchante, on ne peut oublier que l’amour est plus qu’un ensemble de sentiments ou d’émotions et qu’il est aussi une éthique de vie exigeante qui requiert d’être comprise pour être affectivement vécue. Le DGC (Directoire Général pour la Catéchèse de 1997) souligne au §130 que « la foi n’est pas uniquement adhésion vitale à Dieu, elle est aussi assentiment de l’intelligence à la Vérité révélée. » Je dirai plus fortement que c’est cette adhésion vitale à Dieu qui sollicite l’assentiment de l’intelligence. Si la foi est un acte de décision éminemment personnel et libre, elle comporte aussi un pôle d’altérité, une positivité qui ne s’invente pas et ne se découvre pas par introspection. Cet acte de foi qui libère le croyant dans l’espérance promise par le Père parce que désormais un avenir existe pour chacun, est une prise de position dans le formidable procès fait à Jésus et qui condamne celui-ci à la mort. Mais ce procès, nul ne peut l’inventer et nul ne peut y prendre position si on ne lui en n’a pas parlé et révélé l’intelligence.

Jésus est condamné parce qu’il aurait dit des choses fausses au sujet de Dieu ; c’est un blasphémateur. La vie libre qu’il a menée, placée justement sous le commandement de l’amour, est tout le contraire de l’idée qu’on se fait de Dieu. Ce Dieu dans lequel Jésus a cru, en qui il a mis toute sa confiance à lui conformer sa vie n’est pas le Dieu attendu. Le véritable motif du procès de Jésus est le refus de l’image de Dieu dont Jésus a témoigné par sa pratique. Dans la foi nous croyons que le procès ne s’arrête pas là. En effet, nous disons que ce Dieu au nom duquel Jésus est condamné, n’abandonne pas le crucifié et le ressuscite. En ressuscitant son fils, Dieu se reconnaît dans l’image du crucifié et casse le procès. Ce procès fait par Dieu au procès qui a condamné son Fils n’est attesté par aucun signe probant : il y a ceux qui épousent la cause de Dieu et ceux qui n’y croient pas. Mais il est fondamental de reconnaître que ce procès est toujours d’actualité. Il n’est pas terminé aujourd’hui. Il est essentiel de le faire connaître et d’en révéler l’intelligence ! D’une certaine manière, toute personne est amenée à prendre position un jour ou l’autre dans le procès parce qu’il renvoie chacun à ses questions vitales et cruciales et à la vérité de sa vie, à ses débats intérieurs, à ses certitudes et ses idoles bien plus que tout autre maître de sagesse.

L’affirmation ou la négation de Dieu, le refus ou l’indifférence à son égard dépend toujours de l’idée qu’on se fait de lui. Le mot Dieu vient toujours à l’esprit parce qu’il cristallise pour chacun ce à quoi il tient le plus, ce pour quoi il est prêt à se sacrifier. C’est une métaphore qui renvoie au désir profond et aux attentes vitales de l’homme. Le procès du procès intenté à Jésus ne peut laisser indifférent parce qu’il vient confirmer ou infirmer cette représentation du divin que chacun enfouit en lui mais qui réapparaît sous une forme ou sous une autre quand se pose une question cruciale qui touche les rapports entre vie et mort. Quelle que soit la position prise dans le procès, ce dernier conduit à s’interroger sur ce qui constitue l’essentiel d’une vie et d’une liberté. Que Jésus soit rejeté comme une antiquité ou une pièce du musée de l’histoire, considéré comme un prophète ou un révolutionnaire qui a formidablement raté son coup, comme un maître de sagesse ou un fauteur de troubles, il renvoie chacun à ses débats intérieurs et l’oblige à être vrai avec lui-même. Dans nos pays très chrétiens, ce procès n’est plus connu parce qu’il est trop connu et c’est très dommage. Voilà pourquoi nous pensons que l’un des buts de la catéchèse contemporaine consiste à le faire connaître et le réactualiser au vu, au moins, de sa portée anthropologique et sociale.

Un chemin pour comprendre

Comment accéder à cette intelligence de la foi chrétienne et au mystère de l’amour qui l’anime ? Doit-on s’y prendre comme à l’école ? Il y a quelques années déjà le philosophe Guy Coq, professeur de l’Education Nationale, remarquait que « le vrai enseignement d’une religion c’est l’éducation à la découverte de la foi qui porte cette religion. Cela passe par des modalités autres que l’enseignement proprement scolaire. » A son tour, Régis Debray, dans son rapport de 2002 sur l’enseignement du fait religieux à l’école, soulignait fortement que l’école n’est pas là pour faire le catéchisme. « On ne peut confondre, écrivait-il, l’épistémologie de la révélation avec celle de la raison. Le rapport sacramentel vise à accroître et affiner la croyance, le rapport analytique à accroître et affiner les connaissances. » Ils ont, à leur manière, raison tous les deux.

L’école, en effet, enseigne globalement des savoirs positifs. Les langages poétiques et symboliques y ont une place restreinte. Ces savoirs positifs fonctionnent sur le respect absolu du langage parce que la vérité se trouve dans les mots et que la fidélité aux mots est la garantie d’une connaissance assurée. Ces savoirs requièrent donc une distance entre le moi qui apprend et les mots, les concepts ou les opérations qui disent la vérité. C’est l’attitude critique propre à toute méthodologie scientifique. L’élève apprend à ne pas se projeter dans ce qu’il étudie, il met ses états d’âme ou son intériorité entre parenthèses. Cette forme d’intelligence analytique et critique se met en place dès l’âge de 11 ans. Jean Piaget, psychopédagogue de renom et qui fut le maître de générations de profs français, découvrit que le jeune adolescent était, dès cet âge, en possession d’une intelligence hypothético-déductive : il ne travaille plus directement sur des objets ou des réalités représentables mais sur des relations qui lui permettent de poser des hypothèses et d’en déduire logiquement des conséquences. On peut dire qu’il sait raisonner. Ainsi, au collège de façon simple puis au lycée de façon plus complexe, on apprend à analyser, discriminer, comparer, calculer, déduire, organiser sa pensée selon des schémas logiques plus qu’à retenir des données. Le problème ensuite est qu’un tel savoir positif puisse faire sens. Beaucoup de celles et ceux qui sont passés par l’institution scolaire sont incapables de mémoriser ce qu’ils n’ont pas compris selon ce type d’intelligence logique et opérationnelle. Il est étonnant de voir, par exemple, combien de chrétiens, passés par le moule de l’école, assimilent le symbole des apôtres à une sorte de théorème mathématique cherchant à déduire les items les uns des autres de façon logique !

Il va de soi que le langage de la foi ne ressort pas du langage positif. Il appartient au langage symbolique, au langage des choses dont la réalité n’est pas de s’imposer dans sa matérialité vérifiable mais de faire sens et d’être éprouvée comme telle. Pour comprendre le procès dont j’évoquais l’importance tout à l’heure et découvrir l’ampleur de son sens il faut se mettre dedans, s’y impliquer et s’y projeter. Comprendre signifie ici prendre avec soi et prendre sur soi ce dont on veut pénétrer le sens. Il s’agit alors de vaincre un éloignement, une distance, de se faire proche de cette étrangeté qu’on veut comprendre parce qu’elle a chance de grandir sa propre vérité. Le domaine des symboles et du sens est incompréhensible pour l’observateur qui adopte une attitude positive et demeure toujours à l’extérieur de ce qu’il veut saisir. Cette intelligence symbolique qui favorise une mise à distance de soi par l’implication dans la réalité étudiée pour la laisser dire son sens, correspond aux besoins de l’adolescent. En se projetant dans un texte, une œuvre d’art, un récit ou un film, l’ado fait éclater son narcissisme parce qu’il découvre des significations qui ne sont pas les siennes mais pourraient le devenir. Il grandit ainsi le trésor de son intériorité. Cette intelligence travaille moins avec les outils de l’analyse et de l’explication que ceux de l’interprétation et du déchiffrement.

On n’acquiert pas un savoir symbolique comme on apprend à maîtriser un savoir positif. On n’entre pas dans le langage symbolique comme dans une science dont on veut percer les secrets, on y est initié. On ne possède pas un symbole, on est pris par lui et en lui. On ne prouve pas un savoir symbolique, on éprouve sa charge de significations. L’initiation est une méthode pédagogique au même titre que l’enseignement ou l’apprentissage. Son originalité consiste à faire vivre ou éprouver avant d’expliquer et de révéler. Elle commence donc par une mise à l’épreuve de l’initié. Cette épreuve n’est pas une simulation, elle ne fait pas semblant. Il s’agit d’une épreuve réelle, physique et sociale souvent vécue à plusieurs et qui comporte des risques : pour rappeler Michel Serres, l’initié doit plonger, se mettre à l’eau et apprendre à nager en même temps qu’il nage et ce n’est que comme cela qu’il atteindra l’autre rive !

Cette épreuve a une forte valeur symbolique parce qu’elle représente un vrai défi pour la vie : l’initié se débat, s’affronte à lui-même et se confronte aux autres, se dépasse et mûrit. L’épreuve d’initiation qui permet à l’initié de s’éprouver et de découvrir des horizons nouveaux, est une métaphore dont le sens ne demande qu’à être révélé. Pour illustrer ce propos sur l’initiation, le meilleur exemple est le texte de saint Paul sur le baptême dans l’épître aux Romains au chapitre VI, « ignorez-vous que nous tous, baptisés en Jésus-Christ, c’est dans sa mort que nous avons été baptisés ? Par le baptême en sa mort nous avons été ensevelis avec lui afin que comme Christ est ressuscité par la gloire du Père, nousmenions nous aussi une vie nouvelle. » Si nous pensons au baptême d’immersion dans la piscine de Jérusalem, alors le texte prend la tournure suivante : nous tous qui avons été plongés dans la piscine, c’est dans la mort du Christ que nous avons été immergés c’est-à-dire ensevelis. De même, comme Christ est passé de la mort à la vie (ressuscité), vous sortez de la piscine pour mener une vie nouvelle. Si l’immersion est réelle, nous sommes devant un véritable exemple d’initiation.

Le temps de l’épreuve ne peut être dépassé ou accompli que s’il est porté au langage. C’est le « comprenez vous ce que je vous ai fait » du Christ après le lavement des pieds (Jn.13,12). Toute initiation comporte une part d’enseignement qui révèle le sens et la portée de l’épreuve. Cette explication compréhension est d’abord narrative. On y préfère le récit au discours, la métaphore au concept, saint Marc plutôt que saint Paul, le texte du premier testament plus que le second. La narration fait corps avec l’initiation parce que comme le dit Paul Ricœur « elle est l’expression vive d’une expérience vive ». Plongez vos ados dans le texte sans trop chercher à l’actualiser, racontez l’histoire sainte et sa grande saga pour qu’ils y reconnaissent une histoire qui n’est pas la leur mais dans laquelle ils peuvent s’impliquer et se distancer d’eux-mêmes. Laissez-les venir par eux-mêmes à l’analyse réflexive et rationnelle, à une approche plus théologique de leur foi dont la demande viendra d’elle-même parce qu’ils auront compris que leur foi est aussi une manière de comprendre et de se situer dans ce monde.

Pour conclure, je dirai que pour construire leur boussole intérieure, les ados ont besoin à la fois de lieux de sécurité, de convivialité, de propositions suffisamment fermes pour être remises en cause, discutées et critiquées, des lieux d’échange suffisamment audacieux pour faire la part aussi belle aux questions, aux problèmes et aux solutions. Dans ces lieux-là l’intelligence compréhensive, active et projective a toute sa place.

Denis VILLEPELET

Directeur de l’ISPC