Déclaration Dignitas infinita sur la dignité humaine
Durant le Congrès du 15 mars 2019, la Congrégation pour la Doctrine de la Foi avait décidé d’initier « la rédaction d’un texte soulignant le caractère incontournable du concept de dignité de la personne humaine au sein de l’anthropologie chrétienne et en illustrant la portée ainsi que les implications positives au plan social, politique et économique, en tenant compte des derniers développements du thème dans la sphère académique et de ses compréhensions ambivalentes dans le contexte d’aujourd’hui ».
Dans ces lignes, un premier projet élaboré courant 2019 avec l’aide de quelques Experts fut jugé insatisfaisant par une Consulta ristretta de la Congrégation, qui s’est tenue le 8 octobre de la même année.
Ce texte fut réélaborée ex novo par la Section Doctrinale, sur la base des contributions de divers Experts. Cette mouture fut présentée et discutée au sein de la Consulta ristretta du 4 octobre 2021. En janvier 2022, le nouveau projet soumis à la Session Plénière de la Congrégation, fut raccourci et simplifié par les Membres.
Le nouveau texte amendé a été examiné, le 6 février 2023, par une Consulta ristretta qui y a apporté d’autres modifications. Cette nouvelle version fut soumise à l’examen de la Session Ordinaire du Dicastère (Feria IV) du 3 mai 2023. Les membres ont convenu que le document, avec quelques modifications, pouvait être publié. Lors de l’Audience qui m’a été accordée, le 13 novembre 2023, le Saint-Père François a approuvé les Deliberata de cette Feria IV. À cette occasion, il m’a également demandé de mettre plus en évidence dans le texte les questions étroitement liées au thème de la dignité, telles que le drame de la pauvreté, la situation des migrants, la violence contre les femmes, la traite des êtres humains, la guerre et d’autres sujets du genre. Dans la mise en exécution de cette indication du Saint-Père, la Section Doctrinale du Dicastère a consacré un Congrès à l’étude approfondie de la lettre encyclique Fratelli tutti, laquelle propose une analyse originale et une étude approfondie de la question de la dignité humaine « en toutes circonstances ».
En vue de la Feria IV du 28 février 2024, un nouveau projet de texte amplement modifié a été envoyé, par lettre du 2 février 2024, aux Membres du Dicastère, avec la précision suivante : « cette nouvelle mouture a été jugée nécessaire pour répondre à une demande spécifique du Saint-Père. Il a explicitement demandé que l’attention soit portée sur les graves violations de la dignité humaine de notre époque, dans la ligne de l’encyclique Fratelli tutti. La Section Doctrinale a donc procédé à la réduction de la partie initiale du texte […] et développé plus en détail ce que le Saint-Père avait indiqué ». Suite à une longue élaboration, la Session Ordinaire du Dicastère a finalement approuvé, le 28 février 2024, le texte de la présente Déclaration. Lors de l’audience du 25 mars 2024, accordée à moi et à Mgr Armando Matteo – Secrétaire de la Section Doctrinale -, le Saint-Père a donc approuvé la présente Déclaration et en a ordonné la publication.
L’élaboration du texte, qui a duré cinq ans, nous permet de comprendre qu’il s’agit d’un document qui, en raison du sérieux et de la centralité de la question de la dignité dans la pensée chrétienne, a requis un long processus de maturation pour parvenir à la version finale que nous publions aujourd’hui.
Dans les trois premières parties, la Déclaration rappelle les principes fondamentaux et les présupposés théoriques afin d’offrir des clarifications importantes aidant à éviter les fréquentes confusions qui se produisent dans l’utilisation du concept « dignité ». La quatrième partie analyse quelques situations problématiques actuelles dans lesquelles l’infinie et inaliénable dignité due à tout être humain n’est pas reconnue de manière adéquate. Dénoncer ces violations graves et actuelles de la dignité humaine est un devoir, car l’Église est profondément convaincue que l’on ne peut séparer la foi de la défense de la dignité humaine, l’évangélisation de la promotion d’une vie digne et la spiritualité de l’engagement pour la dignité de tous les êtres humains.
De fait, cette dignité de tous les êtres humains peut être comprise comme « infinie » (dignitas infinita), comme l’a déclaré saint Jean-Paul II lors d’une rencontre avec des personnes souffrant de certaines limitations ou handicaps[1], afin de montrer comment cette valeur reconnue à tous va au-delà de toutes les apparences extérieures ou des caractéristiques de la vie concrète des personnes.
Dans l’encyclique Fratelli tutti, le pape François a voulu souligner avec une insistance particulière que cette dignité existe « en toutes circonstances », invitant chacun à la défendre dans chaque contexte culturel, à chaque moment de l’existence d’une personne, indépendamment de toute déficience physique, psychologique, sociale ou même morale. À cet égard, la Déclaration s’efforce de montrer qu’il s’agit d’une vérité universelle, que nous sommes tous appelés à reconnaître, comme une condition fondamentale pour que nos sociétés soient réellement justes, pacifiques, saines et, en fin de compte, authentiquement humaines.
La liste des sujets choisis par la Déclaration n’est certainement pas exhaustive. Cependant, les thèmes traités sont précisément ceux qui permettent l’expression de divers aspects de la dignité humaine qui peuvent être obscurcis de nos jours dans la conscience de nombreuses personnes. Certains seront facilement partagés par les différents milieux sociaux, d’autres le seront moins. Cependant, ces thématiques nous semblent toutes déterminantes car, pris ensemble, elles permettent de reconnaître l’harmonie et la richesse de la pensée sur la dignité qui découle de l’Évangile.
La présente Déclaration ne prétend pas épuiser un sujet aussi riche et déterminant, mais fournir quelques éléments de réflexion susceptibles d’être pris en charge dans le moment historique complexe que nous vivons, afin qu’au milieu de tant de préoccupations et d’angoisses, nous ne nous égarions pas, ni ne nous exposions à des souffrances plus déchirantes et plus profondes.
Víctor Manuel Card. Fernández
Préfet
Introduction
1. (Dignitas infinita) Une infinie dignité, inaliénablement fondée dans son être même, appartient à chaque personne humaine, en toutes circonstances et dans quelque état ou situation qu’elle se trouve. Ce principe, pleinement reconnaissable même par la seule raison, fonde la primauté de la personne humaine et la protection de ses droits. L’Église, à la lumière de la Révélation, réaffirme et confirme sans réserve cette dignité ontologique de la personne humaine, créée à l’image et à la ressemblance de Dieu et rachetée dans le Christ Jésus. C’est de cette vérité qu’elle tire les raisons de son engagement envers les plus faibles et les moins dotés de pouvoir, en insistant toujours sur « le primat de la personne humaine et la défense de sa dignité en toutes circonstances ».
2. Cette dignité ontologique et la valeur unique et éminente de chaque femme et de chaque homme qui existent dans ce monde ont été reprises avec autorité dans la Déclaration universelle des droits de l’homme (10 décembre 1948) par l’Assemblée générale des Nations unies.[3] En commémorant le 75e anniversaire de ce Document, l’Église voit l’occasion de proclamer à nouveau sa conviction que, créé par Dieu et racheté par le Christ, tout être humain doit être reconnu et traité avec respect et amour, précisément en raison de sa dignité inaliénable. L’anniversaire susmentionné fournit également à l’Église l’occasion de clarifier certains malentendus qui surgissent souvent au sujet de la dignité humaine et d’aborder certaines questions concrètes sérieuses et urgentes qui s’y rapportent.
3. Dès le début de sa mission, poussée par l’Évangile, l’Église s’est efforcée d’affirmer la liberté et de promouvoir les droits de tous les êtres humains.[4] Ces derniers temps, grâce à la voix des Pontifes, cet engagement a été formulé de manière plus explicite à travers l’appel renouvelé à la reconnaissance de la dignité fondamentale de la personne humaine. Saint Paul VI disait : « Aucune anthropologie n’égale celle de l’Église sur la personne humaine — même en tant qu’individu, — sur son originalité, sa dignité, l’intangibilité et la richesse de ses droits fondamentaux, son caractère sacré, éducable, son aspiration à un épanouissement total, son immortalité ».[5]
4. Saint Jean-Paul II, en 1979, lors de la troisième conférence épiscopale latino-américaine à Puebla, a déclaré : « la dignité humaine est une valeur évangélique qui ne peut être méprisée sans offenser gravement le Créateur. Cette dignité est foulée aux pieds, au plan individuel, lorsqu’on ne tient pas dûment compte des valeurs comme la liberté, le droit de professer sa religion, l’intégrité physique et psychique, le droit aux biens essentiels, à la vie… Elle est foulée aux pieds, au plan social et politique, lorsque l’homme ne peut exercer son droit de participation ou est soumis à des contraintes injustes et illégitimes, ou à des tortures physiques, psychiques, etc. […] Si l’Église se rend présente dans la défense ou dans la promotion de la dignité de l’homme, elle le fait dans la ligne de sa mission qui, tout en étant de caractère religieux et non social ou politique, ne peut pas ne pas considérer l’homme dans l’intégralité de son être ».[6]
5. En 2010, devant l’Académie pontificale pour la vie, Benoît XVI a affirmé que la dignité de la personne est « un principe fondamental que la foi en Jésus Christ crucifié et ressuscité a toujours défendu, surtout lorsqu’il est négligé quand il s’agit de sujets plus simples et sans défense ».[7] En une autre occasion, s’adressant à des économistes, il a déclaré que « l’économie et la finance n’existent pas pour elles-mêmes, elles ne sont qu’un outil, un moyen. Leur fin est uniquement la personne humaine et sa réalisation plénière dans la dignité. C’est là le seul capital qu’il convient de sauver ».[8]
6. Depuis le début de son pontificat, le Pape François a invité l’Église à « confesser un Père qui aime infiniment chaque être humain » et à « découvrir qu’“il lui accorde par cet amour une dignité infinie” »,[9] soulignant avec force que cette immense dignité représente une donnée originelle à reconnaître avec loyauté et à accueillir avec gratitude. C’est précisément sur cette reconnaissance et sur cet accueil qu’il est possible de fonder une nouvelle coexistence entre les êtres humains, qui décline la socialité dans un horizon de fraternité authentique : ce n’est qu’en « reconnaissant la dignité de toute personne humaine que nous pouvons faire revivre entre tous une aspiration mondiale à la fraternité ».[10] Selon le Pape François, « cette source de dignité humaine et de fraternité se trouve dans l’Évangile de Jésus-Christ »,[11] mais c’est aussi une conviction à laquelle la raison humaine peut parvenir par la réflexion et le dialogue, car « s’il faut respecter en toute situation la dignité d’autrui, ce n’est pas parce que nous inventons ou supposons la dignité des autres, mais parce qu’il y a effectivement en eux une valeur qui dépasse les choses matérielles et les circonstances, et qui exige qu’on les traite autrement. Que tout être humain possède une dignité inaliénable est une vérité qui correspond à la nature humaine indépendamment de tout changement culturel ».[12] En vérité, conclut le Pape François, « l’être humain a la même dignité inviolable en toute époque de l’histoire et personne ne peut se sentir autorisé par les circonstances à nier cette conviction ou à ne pas agir en conséquence ».[13] Dans cette perspective, son encyclique Fratelli tutti constitue déjà une sorte de Magna Charta des tâches actuelles de sauvegarde et de promotion de la dignité humaine.
Une clarification fondamentale
7. Bien qu’il existe aujourd’hui un consensus assez général sur l’importance et la portée normative de la dignité et de la valeur unique et transcendante de tout être humain,[14] l’expression “dignité de la personne humaine” risque souvent de se prêter à de nombreuses significations et donc à d’éventuels malentendus[15] et « contradictions qui conduisent à se demander si l’égale dignité de tous les êtres humains […] est véritablement reconnue, respectée, protégée et promue en toute circonstance ».[16] Tout cela nous amène à reconnaître la possibilité d’une quadruple distinction du concept de dignité : dignité ontologique, dignité morale, dignité sociale et enfin dignité existentielle. Le sens le plus important est celui de la dignité ontologique qui concerne la personne en tant que telle par le simple fait d’exister et d’être voulue, créée et aimée par Dieu. Cette dignité ne peut jamais être effacée et reste valable au-delà de toutes les circonstances dans lesquelles les individus peuvent se trouver. Quand on parle de dignité morale, on se réfère plutôt à l’exercice de la liberté de la créature humaine. Celle-ci, bien que dotée d’une conscience, reste toujours ouverte à la possibilité d’agir contre celle-ci. Ce faisant, l’être humain adopte un comportement “indigne” de sa nature de créature aimée de Dieu et appelée à aimer autrui. Mais cette possibilité existe. Et ce n’est pas tout. L’histoire témoigne que l’exercice de la liberté contre la loi de l’amour révélée par l’Évangile peut atteindre des sommets incalculables dans le mal infligé à autrui. Lorsque cela se produit, on se trouve face à des personnes qui semblent avoir perdu toute trace d’humanité, toute trace de dignité. À cet égard, la distinction introduite ici nous aide à discerner précisément entre l’aspect de la dignité morale qui peut effectivement être « perdue » et l’aspect de la dignité ontologique qui ne peut jamais être annulée. Et c’est précisément à cause de cette dernière que l’on doit travailler de toutes ses forces pour que tous ceux qui ont fait le mal se repentent et se convertissent.
8. Il existe encore deux autres acceptions possibles de la dignité : sociale et existentielle. Quand on parle de dignité sociale, on se réfère aux conditions dans lesquelles une personne vit. Dans l’extrême pauvreté, par exemple, lorsque les conditions minimales ne sont pas réunies pour qu’une personne vive selon sa dignité ontologique, on dit que la vie de cette personne pauvre est une vie “indigne”. Cette expression n’indique en aucun cas un jugement à l’égard de la personne, mais vise à mettre en évidence le fait que sa dignité inaliénable est contredite par la situation dans laquelle elle est contrainte de vivre. La dernière acception est celle de la dignité existentielle. Aujourd’hui, on parle de plus en plus souvent d’une vie “digne” et d’une vie “indigne”. Nous nous référons à des situations proprement existentielles : par exemple, le cas d’une personne qui, bien que ne manquant de rien d’essentiel pour vivre, a du mal, pour diverses raisons, à vivre dans la paix, dans la joie et dans l’espérance. Dans d’autres situations, c’est la présence de maladies graves, de contextes familiaux violents, de certaines addictions pathologiques et d’autres malaises qui poussent quelqu’un à vivre sa condition de vie comme “indigne” face à la perception de cette dignité ontologique qui ne peut jamais être occultée. Les distinctions introduites ici, en tout cas, ne font que rappeler la valeur inaliénable de cette dignité ontologique enracinée dans l’être même de la personne humaine et qui subsiste en toutes circonstances.
9. Enfin, il convient de rappeler ici que la définition classique de la personne en tant que « substance individuelle de nature rationnelle »[17] explicite le fondement de sa dignité. En effet, en tant que « substance individuelle », la personne jouit d’une dignité ontologique (c’est-à-dire au niveau métaphysique de l’être lui-même) : c’est un sujet qui, ayant reçu l’existence de Dieu, “subsiste”, autrement dit exerce l’existence de manière autonome. Le mot « rationnelle » englobe en fait toutes les capacités de l’être humain : aussi bien celle de connaître et de comprendre que celle de vouloir, d’aimer, de choisir, de désirer. Le terme « rationnelle » comprend donc également toutes les capacités corporelles intimement liées à celles mentionnées ci-dessus. L’expression « nature » indique les conditions propres à l’être humain qui rendent possibles les différentes opérations et expériences : la nature est le “principe d’action”. L’être humain ne crée pas sa nature ; il la possède comme un don reçu et peut cultiver, développer et enrichir ses capacités. En exerçant sa liberté de cultiver les richesses de sa propre nature, la personne humaine se construit au fil du temps. Même si, en raison de diverses limitations ou conditions, elle n’est pas en mesure d’utiliser ces capacités, la personne subsiste toujours en tant que « substance individuelle » avec toute sa dignité inaliénable.C’est le cas, par exemple, d’un enfant à naître, d’une personne inconsciente, d’une personne âgée à l’agonie.
1. Une prise de conscience progressive du caractère central de la dignité humaine
10. Déjà dans l’Antiquité classique[18] on trouve une première perception de la dignité humaine, qui s’inscrit dans une perspective sociale : chaque être humain est doté d’une dignité particulière, en fonction de son rang et au sein d’un certain ordre. De la sphère sociale, le mot est passé à la description des différentes dignités des êtres présents dans le cosmos. Dans cette optique, tous les êtres possèdent leur propre “dignité”, en fonction de leur place dans l’harmonie du tout. Certes, certains sommets de la pensée antique commencent à reconnaître une place singulière à l’être humain, dans la mesure où il est doué de raison et donc capable d’assumer une responsabilité pour lui-même et les autres êtres du monde,[19] mais nous sommes encore loin d’une pensée capable de fonder le respect de la dignité de tout être humain, en toutes circonstances.
Perspectives bibliques
11. La Révélation biblique enseigne que tous les êtres humains possèdent une dignité intrinsèque car ils sont créés à l’image et à la ressemblance de Dieu : « Dieu dit : “Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance”. […] Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, il les créa homme et femme » (Gn 1, 26-27). L’humanité a une qualité spécifique qui fait qu’elle n’est pas réductible à la pure matérialité. L’« image » ne définit pas l’âme ou les capacités intellectuelles, mais la dignité de l’homme et de la femme. L’un et l’autre, dans leur relation d’égalité et d’amour mutuel, remplissent la fonction de représentation de Dieu dans le monde et sont appelés à prendre soin du monde et à le nourrir. Être créés à l’image de Dieu signifie donc posséder en nous une valeur sacrée qui transcende toutes les distinctions sexuelles, sociales, politiques, culturelles et religieuses. Notre dignité nous est donnée, elle n’est ni revendiquée ni méritée. Chaque être humain est aimé et voulu par Dieu pour lui-même et est donc inviolable dans sa dignité. Dans l’Exode, coeur de l’Ancien Testament, Dieu se montre comme celui qui entend le cri des pauvres, voit la misère de son peuple, prend soin des plus petits et des opprimés (cf. Ex 3, 7; 22, 20-26). On retrouve le même enseignement dans le Code deutéronomique (cf. Dt 12-26) : ici, l’enseignement sur les droits se transforme en un “manifeste” de la dignité humaine, notamment en faveur de la triple catégorie de l’orphelin, de la veuve et de l’étranger. (cf. Dt 24, 17). Les anciens préceptes de l’Exode sont rappelés et actualisés par la prédication des prophètes, qui représentent la conscience critique d’Israël. Des chapitres entiers des prophètes Amos, Osée, Isaïe, Michée et Jérémie dénoncent l’injustice. Amos reproche amèrement l’oppression des pauvres, le fait de ne reconnaître aucune dignité humaine fondamentale aux plus démunis (cf. Am 2, 7 ; 4, 1 ; 5, 11-12). Isaïe prononce une malédiction contre ceux qui foulent aux pieds les droits des pauvres, leur refusant toute justice : « Malheureux ! Ils rédigent des décrets malfaisants, ils inscrivent des écrits d’oppression ! Ils refusent de rendre justice aux faibles » (Is 10, 1-2). Cet enseignement prophétique est repris dans la littérature de sagesse. Le Siracide assimile l’oppression des pauvres à un meurtre : « c’est tuer son prochain que lui retirer la subsistance, c’est verser le sang que priver l’ouvrier de son salaire » (Si 34, 26-27). Dans les Psaumes, la relation religieuse avec Dieu passe par la défense du faible et du nécessiteux : « rendez justice au faible, à l’orphelin ; faites droit à l’indigent, au malheureux. « Libérez le faible et le pauvre, arrachez-les aux mains des impies » (Ps 82, 3-4).
12. Jésus est né et a grandi dans des conditions humbles et a révélé la dignité des nécessiteux et des travailleurs.[20] Tout au long de son ministère, Jésus a affirmé la valeur et la dignité de tous ceux qui portent l’image de Dieu, indépendamment de leur statut social et des circonstances extérieures. Jésus a brisé les barrières culturelles et cultuelles, redonnant leur dignité à ceux qui sont “mis au rebut” ou considérés comme en marge de la société : les collecteurs d’impôts (cf. Mt 9, 10-11), les femmes (cf. Jn 4, 1-42), les enfants (cf. Mc 10, 14-15), les lépreux (cf. Mt 8, 2-3), les malades (cf. Mc 1, 29-34), les étrangers (cf. Mt 25, 35), les veuves (cf. Lc 7, 11-15). Il guérit, nourrit, défend, libère, sauve. Il est décrit comme un berger attentif à une seule brebis égarée (cf. Mt 18, 12-14). Il s’identifie lui-même à ses frères les plus petits : « chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25, 40). Dans le langage biblique, les “petits” ne sont pas seulement les enfants selon l’âge, mais les disciples sans défense, les plus insignifiants, les exclus, les opprimés, les mis à l’écart, les pauvres, les marginaux, les ignorants, les malades, les déclassés par les groupes dominants. Le Christ glorieux jugera en fonction de l’amour envers son prochain, qui consiste à avoir assisté l’affamé, l’assoiffé, l’étranger, le nu, le malade, l’emprisonné, avec lesquels il s’identifie (cf. Mt 25, 34-36). Pour Jésus, le bien fait à tout être humain, indépendamment des liens du sang ou de la religion, est le seul critère de jugement. L’apôtre Paul, écrivant aux Galates, affirme que tout chrétien doit se comporter selon les exigences de la dignité et du respect des droits de tous les êtres humains (cf. Rm 13, 8-10), conformément au nouveau commandement de la charité. (cf. 1 Co 13, 1-13).
Développements de la pensée chrétienne
13. Le développement de la pensée chrétienne a ensuite stimulé et accompagné le progrès de la réflexion humaine sur le thème de la dignité. L’anthropologie chrétienne classique, fondée sur la grande tradition des Pères de l’Église, a mis l’accent sur la doctrine de l’être humain créé à l’image et à la ressemblance de Dieu et sur son rôle singulier dans la création.[21] La pensée chrétienne médiévale, examinant de manière critique l’héritage de la pensée philosophique antique, est parvenue à une synthèse de la notion de personne, y reconnaissant le fondement métaphysique de sa dignité, comme l’attestent les paroles suivantes de saint Thomas d’Aquin : « La personne signifie ce qu’il y a de plus parfait dans toute la nature : savoir, ce qui subsiste dans une nature raisonnable ».[22] Cette dignité ontologique, dans sa manifestation privilégiée à travers le libre agir humain, a ensuite été soulignée surtout par l’humanisme chrétien de la Renaissance.[23] Même dans la vision de penseurs modernes, tels que Descartes et Kant, qui ont également remis en question certains des fondements de l’anthropologie chrétienne traditionnelle, des échos de la Révélation peuvent être fortement perçus. Sur la base de certaines réflexions philosophiques plus récentes sur le statut de la subjectivité théorique et pratique, la réflexion chrétienne en est venue à souligner davantage la profondeur du concept de dignité, atteignant au XXe siècle une perspective originale, comme avec le personnalisme. Cette perspective non seulement reprend la question de la subjectivité, mais l’approfondit en direction de l’intersubjectivité et des relations qui lient les personnes humaines entre elles.[24] La proposition anthropologique chrétienne contemporaine s’est elle aussi enrichie de la pensée issue de cette dernière approche.[25]
Époque actuelle
14. De nos jours, le terme de “dignité” est principalement utilisé pour souligner le caractère unique de la personne humaine, incommensurable avec les autres êtres de l’univers. Dans cette perspective, on comprend la manière dont le terme de dignité est utilisé dans la Déclaration des Nations unies de 1948, où il est question « de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables ». Seul ce caractère inaliénable de la dignité humaine permet de parler de droits de l’homme.
15. Pour clarifier davantage le concept de dignité, il est important de souligner que la dignité n’est pas accordée à la personne par d’autres êtres humains, sur la base de certains dons et qualités, de sorte qu’elle pourrait éventuellement être retirée. Si la dignité était accordée à la personne par d’autres êtres humains, elle le serait de manière conditionnelle et aliénable, et le sens même de la dignité (quoique digne d’un grand respect) resterait ainsi exposé au risque d’être aboli. En réalité, la dignité est intrinsèque à la personne, elle n’est pas conférée a posteriori, elle est antérieure à toute reconnaissance et ne peut être perdue. Par conséquent, tous les êtres humains possèdent la même dignité intrinsèque, qu’ils soient ou non capables de l’exprimer de manière adéquate.
16. C’est pourquoi le Concile Vatican II parle de « l’éminente dignité de la personne humaine, supérieure à toutes choses et dont les droits et les devoirs sont universels et inviolables ».[27] Comme le rappelle l’incipit de la Déclaration conciliaire Dignitatis humanae, « la dignité de la personne humaine est l’objet d’une conscience toujours plus vive ; toujours plus nombreux sont ceux qui revendiquent pour l’homme la possibilité d’agir en vertu de ses propres options et en toute libre responsabilité ; non pas sous la pression d’une contrainte, mais guidé par la conscience de son devoir ».[28] Cette liberté de pensée et de conscience, tant individuelle que collective, est fondée sur la reconnaissance de la dignité humaine « telle que l’ont fait connaître la Parole de Dieu et la raison elle-même ».[29] Le magistère ecclésial lui-même a de plus en plus mûri le sens de cette dignité, ainsi que les exigences et les implications qui y sont liées, en prenant conscience que la dignité de tout être humain est telle en toutes circonstances.
2. L'Église proclame, promeut et garantit la dignité humaine
17. L’Église proclame l’égale dignité de tous les êtres humains, quelles que soient leur condition de vie et leurs qualités. Cette proclamation repose sur une triple conviction qui, à la lumière de la foi chrétienne, confère à la dignité humaine une valeur incommensurable et en renforce les exigences intrinsèques.
Une image indélébile de Dieu
18. Tout d’abord, selon la Révélation, la dignité de l’être humain provient de l’amour de son Créateur, qui a imprimé en lui les traits indélébiles de son image (cf. Gn 1,26), l’appelant à le connaître, à l’aimer et à vivre dans une relation d’alliance avec Dieu et dans la fraternité, la justice et la paix avec tous les autres hommes et femmes. Dans cette vision, la dignité ne se réfère pas seulement à l’âme, mais à la personne en tant qu’unité indivisible, et est donc également inhérente à son corps, qui participe à sa manière à l’être de la personne humaine en tant qu’image de Dieu et est également appelé à avoir part à la gloire de l’âme dans la béatitude divine.
Le Christ élève la dignité de l’homme
19. Une deuxième conviction découle du fait que la dignité de la personne humaine s’est révélée dans sa plénitude lorsque le Père a envoyé son Fils qui a assumé dans sa totalité l’existence humaine : « Par le mystère de l’Incarnation, le Fils de Dieu a confirmé la dignité du corps et de l’âme, constitutifs de l’être humain ».[30] Ainsi, en s’unissant en quelque sorte à tout être humain par son incarnation, Jésus-Christ a confirmé que tout être humain possède une dignité inestimable, par le simple fait d’appartenir à la même communauté humaine, et que cette dignité ne peut jamais être perdue.[31] En proclamant que le Royaume de Dieu appartient aux pauvres, aux humbles, aux méprisés, à ceux qui souffrent dans leur corps et dans leur esprit ; en guérissant toutes sortes de maladies et d’infirmités, même les plus dramatiques comme la lèpre ; en affirmant que ce qu’on fait à ces personnes, c’est à lui qu’on le fait, parce qu’il est présent dans ces personnes, Jésus a apporté la grande nouveauté de la reconnaissance de la dignité de toute personne, et aussi et surtout des personnes qualifiées d’“indignes”. Ce nouveau principe dans l’histoire de l’humanité, selon lequel les êtres humains sont d’autant plus “dignes” de respect et d’amour qu’ils sont plus faibles, plus misérables et plus souffrants, jusqu’à perdre leur “figure” humaine, a changé la face du monde, en donnant naissance à des institutions qui s’occupent des personnes en situation défavorisée : bébés abandonnés, orphelins, personnes âgées laissées seules, malades mentaux, personnes atteintes de maladies incurables ou de graves malformations, personnes vivant dans la rue.
Une vocation à la plénitude de la dignité
20. La troisième conviction concerne la destinée finale de l’être humain : après la création et l’incarnation, la résurrection du Christ nous révèle un autre aspect de la dignité humaine. En effet, « l’aspect le plus sublime de la dignité humaine se trouve dans cette vocation de l’homme à communier avec Dieu »,[32] destinée à durer éternellement. Ainsi, « la dignité de la vie n’est pas seulement liée à ses origines, au fait qu’elle vient de Dieu, mais aussi à sa fin, à sa destinée qui est d’être en communion avec Dieu pour le connaître et l’aimer. C’est à la lumière de cette vérité que saint Irénée précise et complète son exaltation de l’homme : la “gloire de Dieu” est bien “l’homme vivant”, mais “la vie de l’homme est la vision de Dieu” ».[33]
21. Par conséquent, l’Église croit et affirme que tous les êtres humains, créés à l’image et à la ressemblance de Dieu et recréés[34] dans le Fils fait homme, crucifié et ressuscité, sont appelés à grandir sous l’action de l’Esprit Saint pour refléter la gloire du Père, dans cette même image, participant à la vie éternelle (cf. Jn 10, 15-16. 17, 22-24 ; 2 Co 3, 18 ; Ep 1, 3-14). En effet, « la Révélation […] dévoile dans toute son ampleur la dignité de la personne humaine ».[35]
Un engagement en faveur de la liberté
22. Bien que chaque être humain possède une dignité inaliénable et intrinsèque dès le début de son existence comme un don irrévocable, il dépend de sa décision libre et responsable de l’exprimer et de la manifester pleinement ou de l’obscurcir. Certains Pères de l’Église – comme saint Irénée ou saint Jean Damascène – ont établi une distinction entre l’image et la ressemblance dont parle la Genèse, permettant ainsi un regard dynamique sur la dignité humaine elle-même : l’image de Dieu est confiée à la liberté de l’être humain afin que, sous la direction et l’action de l’Esprit, sa ressemblance avec Dieu grandisse et que chacun puisse atteindre sa dignité la plus haute.[36] Chaque personne est en effet appelée à manifester sur le plan existentiel et moral la portée ontologique de sa dignité dans la mesure où, avec sa propre liberté, elle s’oriente vers le vrai bien, en réponse à l’amour de Dieu. Ainsi, étant créée à l’image de Dieu, la personne humaine d’une part ne perd jamais sa dignité et ne cesse d’être appelée à accueillir librement le bien ; d’autre part, dans la mesure où la personne humaine répond au bien, sa dignité peut se manifester, grandir et mûrir librement, de manière dynamique et progressive. Cela signifie que l’être humain doit aussi s’efforcer de vivre à la hauteur de sa propre dignité. On comprend alors en quel sens le péché peut blesser et obscurcir la dignité humaine, comme un acte contraire à celle-ci, mais, en même temps, qu’il ne peut jamais effacer le fait que l’être humain a été créé à l’image de Dieu. La foi, par conséquent, contribue de manière décisive à aider la raison dans sa perception de la dignité humaine, et à en accueillir, consolider et préciser les traits essentiels, comme l’a souligné Benoît XVI : « sans le correctif apporté par la religion, d’ailleurs, la raison aussi peut tomber dans des distorsions, comme lorsqu’elle est manipulée par l’idéologie, ou lorsqu’elle est utilisée de manière partiale si bien qu’elle n’arrive plus à prendre totalement en compte la dignité de la personne humaine. C’est ce mauvais usage de la raison qui, en fin de compte, fut à l’origine du trafic des esclaves et de bien d’autres maux sociaux dont les idéologies totalitaires du XXe siècle ne furent pas les moindres ».
3. La dignité, fondement des droits et des devoirs de l'homme
23. Comme l’a déjà rappelé le Pape François, « dans la culture moderne, la référence la plus proche au principe de la dignité inaliénable de la personne est la Déclaration universelle des droits de l’homme, que saint Jean-Paul II a définie comme une “pierre milliaire placée sur le chemin long et difficile du genre humain” et comme l’“une des plus hautes expressions de la conscience humaine” ».[38] Pour résister aux tentatives visant à altérer ou à effacer le sens profond de cette Déclaration, il convient de rappeler certains principes essentiels qui doivent toujours être respectés.
Respect inconditionnel de la dignité humaine
24. En premier lieu, bien qu’une sensibilité toujours croissante au thème de la dignité humaine se soit répandue, il existe encore aujourd’hui de nombreux malentendus sur le concept de dignité, qui en déforment le sens. Certains proposent d’utiliser l’expression « dignité personnelle » (et droits « de la personne ») au lieu de « dignité humaine » (et droits de l’homme), car ils n’entendent par personne qu’un “être capable de raisonner”. Par conséquent, ils soutiennent que la dignité et les droits sont déduits de la capacité de connaissance et de liberté, dont tous les êtres humains ne sont pas dotés. L’enfant à naître n’aurait donc pas de dignité personnelle, pas plus que la personne âgée non autonome ou les personnes souffrant d’un handicap mental.[39] L’Église, au contraire, insiste sur le fait que la dignité de toute personne humaine, précisément parce qu’elle est intrinsèque, demeure « en toutes circonstances », et que sa reconnaissance ne peut en aucun cas dépendre du jugement sur la capacité d’une personne à comprendre et à agir librement. Sinon, la dignité ne serait pas en tant que telle inhérente à la personne, indépendante de son conditionnement et donc digne d’un respect inconditionnel. Ce n’est qu’en reconnaissant à l’être humain une dignité intrinsèque, qui ne peut jamais être perdue, qu’il est possible de garantir à cette qualité un fondement inviolable et sûr. Sans référence ontologique, la reconnaissance de la dignité humaine serait à la merci d’évaluations différentes et arbitraires. La seule condition pour pouvoir parler de dignité en soi inhérente à la personne est donc son appartenance à l’espèce humaine, de sorte que « les droits de la personne sont les droits de l’homme ».
Une référence objective pour la liberté humaine
25. En deuxième lieu, le concept de dignité humaine est aussi parfois utilisé abusivement pour justifier une multiplication arbitraire de nouveaux droits, dont beaucoup sont souvent en conflit avec ceux qui ont été définis à l’origine et qui sont fréquemment mis en conflit avec le droit fondamental à la vie, comme si la capacité d’exprimer et de réaliser chaque préférence individuelle ou chaque désir subjectif devait être garantie. La dignité est alors identifiée à une liberté isolée et individualiste, qui prétend imposer comme “droits”, garantis et financés par la collectivité, certains désirs et penchants subjectifs. Mais la dignité humaine ne peut être fondée sur des standards purement individuels ni identifiée au seul bien-être psychophysique de l’individu. La défense de la dignité humaine repose au contraire sur des exigences constitutives de la nature humaine, qui ne dépendent ni de l’arbitraire individuel ni de la reconnaissance sociale. Les devoirs qui découlent de la reconnaissance de la dignité de l’autre et les droits correspondants qui en découlent ont donc un contenu concret et objectif, fondé sur la nature humaine commune. Sans cette référence objective, le concept de dignité est en réalité soumis à l’arbitraire et aux rapports de force les plus divers.
Structure relationnelle de la personne humaine
26. La dignité humaine, à la lumière du caractère relationnel de la personne, aide à dépasser la perspective réductrice d’une liberté autoréférentielle et individualiste, qui prétend créer ses propres valeurs sans tenir compte des normes objectives du bien et de la relation avec les autres êtres vivants. De plus en plus, en effet, le risque existe de limiter la dignité humaine à la capacité de décider discrétionnairement de soi-même et de son propre destin, indépendamment de celui des autres, sans tenir compte de son appartenance à la communauté humaine. Dans une telle conception erronée de la liberté, les devoirs et les droits ne peuvent pas être reconnus mutuellement de manière à ce que nous prenions soin les uns des autres. En vérité, comme nous le rappelle saint Jean-Paul II, la liberté est mise « au service de la personne et de son accomplissement par le don d’elle-même et l’accueil de l’autre; au contraire, lorsque sa dimension individualiste est absolutisée, elle est vidée de son sens premier, sa vocation et sa dignité mêmes sont démenties ».[42]
27. La dignité de l’être humain comprend donc également la capacité, inhérente à la nature humaine elle-même, d’assumer des obligations à l’égard d’autrui.
28. La différence entre l’être humain et le reste des autres êtres vivants, qui ressort du concept de dignité, ne doit pas nous faire oublier la bonté des autres êtres créés, qui existent non seulement en fonction de l’être humain, mais aussi avec une valeur propre, et donc comme des dons qui lui sont confiés et qu’il faut chérir et cultiver. Ainsi, alors que le concept de dignité est réservé à l’être humain, la bonté des autres créatures du cosmos doit être affirmée en même temps. Comme le souligne le Pape François : « précisément en raison de sa dignité unique et par le fait d’être doué d’intelligence, l’être humain est appelé à respecter la création avec ses lois internes, […] : “Chaque créature possède sa bonté et sa perfection propres […] Les différentes créatures, voulues en leur être propre, reflètent, chacune à sa façon, un rayon de la sagesse et de la bonté infinies de Dieu. C’est pour cela que l’homme doit respecter la bonté propre de chaque créature pour éviter un usage désordonné des choses” ». Plus encore, « aujourd’hui nous sommes obligés de reconnaître que seul un “anthropocentrisme situé” est possible. Autrement dit, reconnaître que la vie humaine est incompréhensible et insoutenable sans les autres créatures ».[44] Dans cette perspective, « il n’est pas sans importance pour nous que nombre d’espèces disparaissent et que la crise climatique mette en danger la vie de tant d’êtres ».[45] Il appartient en effet à la dignité de l’être humain de prendre soin de l’environnement, en tenant compte en particulier de cette écologie humaine qui préserve son existence même.
Libération de l’être humain des conditionnements moraux et sociaux
29. Ces préalables fondamentaux, pour nécessaires qu’ils soient, ne suffisent pas à garantir l’épanouissement de la personne dans le respect de sa dignité. Même si « Dieu a créé l’homme raisonnable en lui conférant la dignité d’une personne douée de l’initiative et de la maîtrise de ses actes »[46] en vue du bien, le libre arbitre préfère souvent le mal au bien. C’est pourquoi la liberté humaine a besoin d’être libérée à son tour. Dans la lettre aux Galates, en affirmant que « c’est pour que nous soyons libres que le Christ nous a libérés » (Ga 5,1), saint Paul rappelle la tâche propre à chaque chrétien, sur les épaules duquel repose une responsabilité de libération qui s’étend au monde entier (cf. Rm 8,19 sq). Il s’agit d’une libération qui, du coeur de la personne, est appelée à se répandre et à manifester sa force humanisante dans toutes les relations.
30. La liberté est un merveilleux cadeau de Dieu. Même lorsqu’il nous attire par sa grâce, Dieu le fait de manière à ce que notre liberté ne soit jamais violée. Ce serait donc une grave erreur de penser que, loin de Dieu et de son aide, nous pouvons être plus libres et, par conséquent, nous sentir plus dignes. Détachée de son Créateur, notre liberté ne peut que s’affaiblir et s’obscurcir. Il en va de même si la liberté s’imagine indépendante de toute référence autre qu’elle-même et perçoit comme une menace toute relation avec une vérité antérieure. Par conséquent, le respect de la liberté et de la dignité d’autrui s’en trouvera lui aussi diminué. C’est ce qu’explique le Pape Benoît XVI : « Une volonté qui se croit radicalement incapable de rechercher la vérité et le bien n’a plus de raisons objectives ni de motifs pour agir, sinon ceux que lui imposent ses intérêts momentanés et contingents, elle n’a pas une “identité” à conserver et à construire en opérant des choix vraiment libres et conscients. Elle ne peut donc revendiquer le respect de la part d’autres “volontés”, elles aussi détachées de leur être plus profond et qui, de ce fait, peuvent faire valoir d’autres “raisons” ou même aucune “raison”. L’illusion que l’on puisse trouver dans le relativisme moral la clé d’une coexistence pacifique, est en réalité l’origine des divisions et de la négation de la dignité des êtres humains ».
31. En outre, il serait irréaliste d’affirmer une liberté abstraite, libre de tout conditionnement, contexte ou limitation. Au contraire, « le juste exercice de la liberté personnelle exige des conditions précises d’ordre économique, social, juridique, politique et culturel »[48], qui restent souvent insatisfaites. En ce sens, nous pouvons dire que certains jouissent d’une plus grande “liberté” que d’autres. Le Pape François s’est arrêté sur ce point en particulier : « Certains naissent dans des familles aisées, reçoivent une bonne éducation, grandissent en se nourrissant bien ou possèdent naturellement des capacités exceptionnelles. Ceux-là n’auront sûrement pas besoin d’un État actif et ne revendiqueront que la liberté. Mais évidemment, la même règle ne vaut pas pour une personne porteuse de handicap, pour quelqu’un qui est né dans une famille très pauvre, pour celui qui a bénéficié d’une éducation de qualité inférieure et de ressources limitées en vue de soigner convenablement ses maladies. Si la société est régie principalement par les critères de liberté du marché et d’efficacité, il n’y a pas de place pour eux et la fraternité est une expression romantique de plus ».[49] Il est donc impératif de comprendre que « la libération des injustices promeut la liberté et la dignité de l’homme »[50] à tous les niveaux et dans toutes les relations de l’action humaine. Pour qu’une véritable liberté soit possible, « nous devons replacer au centre la dignité humaine et, sur ce pilier, doivent être construites les structures sociales alternatives dont nous avons besoin ».[51] De même, la liberté est souvent obscurcie par de nombreuses contraintes psychologiques, historiques, sociales, éducatives et culturelles. La liberté réelle et historique a toujours besoin d’être “libérée”. Et le droit fondamental à la liberté religieuse doit également être réaffirmé.
32. En même temps, il est évident que l’histoire humaine montre un progrès dans la compréhension de la dignité et de la liberté des personnes, non sans ombres et dangers d’involution. En témoigne le fait qu’il existe une aspiration croissante – également sous l’influence chrétienne, qui continue à être un ferment même dans des sociétés de plus en plus sécularisées – à éradiquer le racisme, l’esclavage et la marginalisation des femmes, des enfants, des malades et des handicapés. Mais ce chemin ardu est loin d’être terminé.
4. Quelques violations graves de la dignité humaine
33. A la lumière des réflexions faites jusqu’à présent sur le caractère central de la dignité humaine, cette dernière section de la Déclaration aborde certaines violations concrètes et graves de celle-ci. Elle le fait dans l’esprit du Magistère de l’Église, qui a trouvé sa pleine expression dans l’enseignement des récents Pontifes, comme nous l’avons déjà mentionné. Le Pape François, par exemple, ne se lasse pas d’appeler au respect de la dignité humaine : « Tout être humain a le droit de vivre dans la dignité et de se développer pleinement, et ce droit fondamental ne peut être nié par aucun pays. Il possède ce droit même s’il n’est pas très efficace, même s’il est né ou a grandi avec des limites. Car cela ne porte pas atteinte à son immense dignité de personne humaine qui ne repose pas sur les circonstances mais sur la valeur de son être. Lorsque ce principe élémentaire n’est pas préservé, il n’y a d’avenir ni pour la fraternité ni pour la survie de l’humanité ».[52] D’autre part, il ne cesse de signaler à tous les violations concrètes de la dignité humaine à notre époque, appelant chacun à un sursaut de responsabilité et à un engagement actif.
34. Pour signaler quelques-unes des nombreuses et graves violations de la dignité humaine dans le monde contemporain, nous pouvons rappeler ce que le Concile Vatican II a enseigné à cet égard. Il faut reconnaître que s’oppose à la dignité humaine « tout ce qui s’oppose à la vie elle-même, comme toute espèce d’homicide, le génocide, l’avortement, l’euthanasie et même le suicide délibéré ».[53] Porte également atteinte à notre dignité « tout ce qui constitue une violation de l’intégrité de la personne humaine, comme les mutilations, la torture physique ou morale, les contraintes psychologiques ».[54] Et finalement « tout ce qui est offense à la dignité de l’homme, comme les conditions de vie sous-humaines, les emprisonnements arbitraires, les déportations, l’esclavage, la prostitution, le commerce des femmes et des jeunes ; ou encore les conditions de travail dégradantes qui réduisent les travailleurs au rang de purs instruments de rapport, sans égard pour leur personnalité libre et responsable ».[55] Le sujet de la peine de mort doit également être mentionné ici[56] : la peine de mort, elle aussi, viole la dignité de tout être humain, inaliénable en toutes circonstances. Il faut au contraire reconnaître que « le rejet ferme de la peine de mort montre à quel point il est possible de reconnaître l’inaliénable dignité de tout être humain et d’accepter sa place dans cet univers. Étant donné que si je ne la nie pas au pire des criminels, je ne la nierai à personne, je donnerai à chacun la possibilité de partager avec moi cette planète malgré ce qui peut nous séparer.».[57] Il semble également opportun de rappeler la dignité des personnes incarcérées, souvent contraintes de vivre dans des conditions indignes, et que la pratique de la torture porte atteinte à la dignité de tout être humain au-delà de toute limite, même si l’on est coupable de crimes graves..
35. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous attirons l’attention dans ce qui suit sur certaines violations graves de la dignité humaine qui sont particulièrement d’actualité.
Le drame de la pauvreté
36. L’un des phénomènes qui contribue considérablement à nier la dignité de tant d’êtres humains est l’extrême pauvreté, liée à la répartition inégale des richesses. Comme l’a déjà souligné saint Jean-Paul II, « l’une des plus grandes injustices du monde contemporain consiste précisément dans le fait qu’il y a relativement peu de personnes qui possèdent beaucoup, tandis que beaucoup ne possèdent presque rien. C’est l’injustice de la mauvaise répartition des biens et des services originairement destinés à tous ».[58] Par ailleurs, il serait illusoire de faire une distinction sommaire entre “pays riches” et “pays pauvres” : Benoît XVI reconnaissait déjà, en effet, que « la richesse mondiale croît en termes absolus, mais les inégalités augmentent. Dans les pays riches, de nouvelles catégories sociales s’appauvrissent et de nouvelles pauvretés apparaissent. Dans des zones plus pauvres, certains groupes jouissent d’une sorte de surdéveloppement où consommation et gaspillage vont de pair, ce qui contraste de façon inacceptable avec des situations permanentes de misère déshumanisante. “Le scandale de disparités criantes » demeure” »,[59] où la dignité des pauvres est doublement niée, à la fois par le manque de ressources disponibles pour répondre à leurs besoins fondamentaux et par l’indifférence avec laquelle ils sont traités par ceux qui vivent à leurs côtés.
37. Avec le Pape François, il faut donc conclure que « la richesse a augmenté, mais avec des inégalités ; et ainsi, il se fait que “de nouvelles pauvretés apparaissent”. Lorsqu’on affirme que le monde moderne a réduit la pauvreté, on le fait en la mesurant avec des critères d’autres temps qui ne sont pas comparables avec la réalité actuelle ».[60] En conséquence, la pauvreté s’étend « de multiples façons, comme par exemple dans l’obsession de réduire les coûts du travail sans prendre en compte les graves conséquences que cela entraîne, car le chômage qui en est la résultante directe élargit les frontières de la pauvreté ».[61] Parmi ces « effets destructeurs de l’Empire de l’argent »,[62] il faut reconnaître qu’« il n’existe pas pire pauvreté que celle qui prive du travail et de la dignité du travail».[63] Si certaines personnes naissent dans un pays ou une famille où elles ont moins de possibilités de développement, on doit reconnaître que cela va à l’encontre de leur dignité, qui est exactement la même que celle des personnes nées dans une famille ou un pays riche. Nous sommes tous responsables, à des degrés divers, de cette iniquité flagrante.
La guerre
38. Une autre tragédie qui nie la dignité humaine est la survenance de la guerre, aujourd’hui comme de tout temps : « les guerres, les violences, les persécutions pour des raisons raciales ou religieuses, et tant d’atteintes à la dignité humaine […] se multiplient “douloureusement en de nombreuses régions du monde, au point de prendre les traits de ce qu’on pourrait appeler une ‘troisième guerre mondiale par morceaux’” ».[64] Avec son cortège de destructions et de douleurs, la guerre porte atteinte à la dignité humaine à court et à long terme : « Tout en réaffirmant le droit inaliénable à la légitime défense, ainsi que la responsabilité de protéger ceux dont l’existence est menacée, nous nous devons d’admettre que la guerre est toujours une “défaite de l’humanité”. Aucune guerre ne vaut les larmes d’une mère ayant vu son enfant mutilé ou mort ; aucune guerre ne vaut la perte de la vie ne serait-ce que d’une seule personne humaine, être sacré, créé à l’image et à la ressemblance du Créateur ; aucune guerre ne vaut l’empoisonnement de notre maison commune ; et aucune guerre ne vaut le désespoir de ceux qui sont forcés à quitter leur patrie et sont privés, d’un moment à l’autre, de leur maison et de tous les liens familiaux, amicaux, sociaux et culturels qui ont été construits, parfois pendant des générations ».[65] Toutes les guerres, par le simple fait qu’elles contredisent la dignité humaine, sont « des conflits qui ne résoudront pas les problèmes mais les accroîtront ».[66] Ceci se révèle encore plus grave à notre époque, où il est devenu normal que tant de civils innocents meurent en dehors du champ de bataille.
39. C’est pourquoi, aujourd’hui encore, l’Église ne peut que faire siennes les paroles des Pontifes, répétant avec saint Paul VI : « jamais plus la guerre, jamais plus la guerre ! »,[67] et demandant, avec saint Jean-Paul II, « à tous au nom de Dieu et au nom de l’homme : ne tuez pas ! Ne préparez pas pour les hommes destructions et exterminations ! Pensez à vos frères qui souffrent de la faim et de la misère ! Respectez la dignité et la liberté de chacun ! ».[68] C’est précisément à notre époque le cri de l’Église et de toute l’humanité. Enfin, le Pape François souligne que « nous ne pouvons plus penser à la guerre comme une solution, du fait que les risques seront probablement toujours plus grands que l’utilité hypothétique qu’on lui attribue. Face à cette réalité, il est très difficile aujourd’hui de défendre les critères rationnels, mûris en d’autres temps, pour parler d’une possible “guerre juste”. Jamais plus la guerre ! ».[69] Puisque l’humanité retombe souvent dans les mêmes erreurs que par le passé, « pour construire la paix, nous devons sortir de la logique de la légitimité de la guerre ».[70] La relation intime qui existe entre la foi et la dignité humaine rend contradictoire le fait que la guerre soit fondée sur des convictions religieuses : « Celui qui invoque le nom de Dieu pour justifier le terrorisme, la violence et la guerre, ne marche pas sur Sa route : la guerre au nom de la religion devient une guerre à la religion elle-même ».[71]
Le travail des migrants
40. Les migrants sont parmi les premières victimes des multiples formes de pauvreté. Non seulement leur dignité est bafouée dans leurs pays,[72] mais leur vie même est mise en danger car ils n’ont plus les moyens de fonder une famille, de travailler ou de se nourrir.[73] De plus, une fois arrivés dans les pays qui devraient pouvoir les accueillir, « ne sont pas jugés assez dignes pour participer à la vie sociale comme toute autre personne et l’on oublie qu’ils ont la même dignité intrinsèque que quiconque. […] On ne dira jamais qu’ils ne sont pas des êtres humains, mais dans la pratique, par les décisions et la manière de les traiter, on montre qu’ils sont considérés comme des personnes ayant moins de valeur, moins d’importance, dotées de moins d’humanité ».[74] Il est donc toujours urgent de rappeler que « tout migrant est une personne humaine qui, en tant que telle, possède des droits fondamentaux inaliénables qui doivent être respectés par tous et en toute circonstance ».[75] Les accueillir est une manière importante et significative de défendre « la dignité inaliénable de chaque personne humaine indépendamment de son origine, de sa couleur ou de sa religion ».[76]
La traite des personnes
41. La traite des personnes humaines doit également être considérée comme une grave violation de la dignité humaine.[77]. Elle n’est pas nouvelle, mais son développement prend des dimensions tragiques qui sautent aux yeux, c’est pourquoi le Pape François l’a dénoncée en des termes particulièrement forts : « Je réaffirme que “la traite des personnes” est une activité ignoble, une honte pour nos sociétés qui se disent civilisées ! Les exploiteurs et les clients à tous les niveaux devraient effectuer un sérieux examen de conscience devant eux-mêmes et devant Dieu ! L’Église renouvelle aujourd’hui son appel puissant, afin que soient toujours protégées la dignité et la place centrale de chaque personne, dans le respect des droits fondamentaux, comme le souligne sa doctrine sociale, des droits qu’elle demande que l’on étende réellement là où ils ne sont pas reconnus à des millions d’hommes et de femmes sur chaque continent. Dans un monde dans lequel on parle beaucoup de droits, combien de fois la dignité humaine est-elle en réalité piétinée ! Dans un monde où l’on parle tant de droits, il semble que le seul à les avoir soit l’argent ».
42. Pour ces raisons, l’Église et l’humanité ne doivent pas renoncer à lutter contre les phénomènes « de commerce d’organes et de tissus humains, d’exploitation sexuelle d’enfants, de travail d’esclave – y compris la prostitution –, de trafic de drogues et d’armes, de terrorisme et de crime international organisé. L’ampleur de ces situations et le nombre de vies innocentes qu’elles sacrifient sont tels que nous devons éviter toute tentation de tomber dans un nominalisme de déclarations à effet tranquillisant sur les consciences. Nous devons veiller à ce que nos institutions soient réellement efficaces dans la lutte contre tous ces fléaux ».[79] Face à des formes aussi diverses et brutales de négation de la dignité humaine, il est nécessaire de prendre de plus en plus conscience que « la traite des personnes est un crime contre l’humanité ».[80] En substance, elle nie la dignité humaine d’au moins deux manières : « la traite défigure l’humanité de la victime, en offensant sa liberté et sa dignité. Mais, dans le même temps, elle déshumanise celui qui la commet ».
Abus sexuels
43. La profonde dignité inhérente à l’être humain dans la totalité de son corps et de son esprit permet également de comprendre pourquoi tout abus sexuel laisse de profondes cicatrices dans le coeur de celui qui le subit : il se sent, en effet, blessé dans sa dignité humaine. Il s’agit de « souffrances qui peuvent durer toute la vie et auxquelles aucun repentir ne peut porter remède. Ce phénomène est diffus dans la société, mais il touche aussi l’Église et représente un sérieux obstacle à sa mission ».[82] D’où son engagement constant pour mettre fin à tous les types d’abus, en commençant par elle-même.
Les violences contre les femmes
44. Les violences contre les femmes sont un scandale mondial, de plus en plus reconnu. Alors que l’égale dignité des femmes est reconnue en paroles, dans certains pays, les inégalités entre les femmes et les hommes sont très graves et même dans les pays les plus développés et les plus démocratiques, la réalité sociale concrète témoigne du fait que les femmes ne sont souvent pas reconnues comme ayant la même dignité que les hommes. Le Pape François souligne ce fait en affirmant que « l’organisation des sociétés dans le monde entier est loin de refléter clairement le fait que les femmes ont exactement la même dignité et les mêmes droits que les hommes. On affirme une chose par la parole, mais les décisions et la réalité livrent à cor et à cri un autre message. C’est un fait, “doublement pauvres sont les femmes qui souffrent des situations d’exclusion, de maltraitance et de violence, parce que, souvent, elles se trouvent avec de plus faibles possibilités de défendre leurs droits” ».
45. Saint Jean-Paul II reconnaissait déjà qu’« il reste encore beaucoup à faire pour que la condition de femme et de mère n’entraîne aucune discrimination. Il est urgent d’obtenir partout l’égalité effective des droits de la personne et donc la parité des salaires pour un travail égal, la protection des mères qui travaillent, un juste avancement dans la carrière, l’égalité des époux dans le droit de la famille, la reconnaissance de tout ce qui est lié aux droits et aux devoirs du citoyen dans un régime démocratique ».[84] Les inégalités dans ces domaines sont des formes de violence diverses. Il a également rappelé qu’« il est temps de condamner avec force, en suscitant des instruments législatifs appropriés de défense, les formes de violence sexuelle qui ont bien souvent les femmes pour objet. Au nom du respect de la personne, nous ne pouvons pas non plus ne pas dénoncer la culture hédoniste et mercantile fort répandue qui prône l’exploitation systématique de la sexualité, poussant même les filles dès leur plus jeune âge à tomber dans les circuits de la corruption et à faire de leur corps une marchandise ».[85] Parmi les violences faites aux femmes, comment ne pas mentionner la contrainte à l’avortement, qui touche aussi bien la mère que l’enfant, si souvent pour satisfaire l’égoïsme des hommes ? Et comment ne pas mentionner également la pratique de la polygamie qui – comme le rappelle le Catéchisme de l’Église catholique – est contraire à l’égale dignité de la femme et de l’homme et est également contraire « à l’amour conjugal qui est unique et exclusif »?
46. Dans cet horizon de violence à l’égard des femmes, le phénomène du féminicide ne sera jamais assez condamné. Sur ce front, l’engagement de toute la communauté internationale doit être compact et concret, comme l’a rappelé le Pape François : « L’amour pour Marie doit nous aider à avoir des attitudes de reconnaissance et de gratitude envers la femme, envers nos mères et nos grands-mères qui sont un rempart dans la vie de nos cités. Presque toujours silencieuses, elles font avancer la vie. C’est le silence et la force de l’espérance. Merci pour leur témoignage. […] toutefois en regardant les mères et les grands-mères, je voudrais vous inviter à lutter contre un fléau qui touche notre continent américain : les nombreux cas de féminicide. Il y a de nombreuses situations de violence qui sont étouffées derrière tant de murs. Je vous invite à lutter contre cette source de souffrance, en demandant que soient encouragées une législation et une culture du rejet de toute forme de violence ».
L’avortement
47. L’Église ne cesse de rappeler que « la dignité de tout être humain a un caractère intrinsèque qui vaut depuis le moment de sa conception jusqu’à sa mort naturelle. C’est précisément l’affirmation de cette dignité qui est le préalable incontournable à la protection d’une existence personnelle et sociale, ainsi que la condition nécessaire pour que la fraternité et l’amitié sociale puissent se réaliser parmi tous les peuples de la terre ».[88] En se fondant sur cette valeur intangible de la vie humaine, le Magistère de l’Église s’est toujours prononcé contre l’avortement. À cet égard, saint Jean-Paul II écrit : « parmi tous les crimes que l’homme peut accomplir contre la vie, l’avortement provoqué présente des caractéristiques qui le rendent particulièrement grave et condamnable. […] Mais aujourd’hui, dans la conscience de nombreuses personnes, la perception de sa gravité s’est progressivement obscurcie. L’acceptation de l’avortement dans les mentalités, dans les moeurs et dans la loi elle-même est un signe éloquent d’une crise très dangereuse du sens moral, qui devient toujours plus incapable de distinguer entre le bien et le mal, même lorsque le droit fondamental à la vie est en jeu. Devant une situation aussi grave, le courage de regarder la vérité en face et d’appeler les choses par leur nom est plus que jamais nécessaire, sans céder à des compromis par facilité ou à la tentation de s’abuser soi-même. A ce propos, le reproche du Prophète retentit de manière catégorique : « Malheur à ceux qui appellent le mal bien et le bien mal, qui font des ténèbres la lumière et de la lumière les ténèbres » (Is 5, 20). Précisément dans le cas de l’avortement, on observe le développement d’une terminologie ambiguë, comme celle d’“interruption de grossesse”, qui tend à en cacher la véritable nature et à en atténuer la gravité dans l’opinion publique. Ce phénomène linguistique est sans doute lui-même le symptôme d’un malaise éprouvé par les consciences. Mais aucune parole ne réussit à changer la réalité des choses : l’avortement provoqué est le meurtre délibéré et direct, quelle que soit la façon dont il est effectué, d’un être humain dans la phase initiale de son existence, située entre la conception et la naissance »[89]. Les enfants à naître sont ainsi « les plus sans défense et innocents de tous, auxquels on veut nier aujourd’hui la dignité humaine afin de pouvoir en faire ce que l’on veut, en leur retirant la vie et en promouvant des législations qui font que personne ne peut l’empêcher ».[90] Il faut donc affirmer avec force et clarté, y compris à notre époque, que « cette défense de la vie à naître est intimement liée à la défense de tous les droits humains. Elle suppose la conviction qu’un être humain est toujours sacré et inviolable, dans n’importe quelle situation et en toute phase de son développement. Elle est une fin en soi, et jamais un moyen pour résoudre d’autres difficultés. Si cette conviction disparaît, il ne reste plus de fondements solides et permanents pour la défense des droits humains, qui seraient toujours sujets aux convenances contingentes des puissants du moment. La seule raison est suffisante pour reconnaître la valeur inviolable de toute vie humaine, mais si nous la regardons aussi à partir de la foi, “toute violation de la dignité personnelle de l’être humain crie vengeance en présence de Dieu et devient une offense au Créateur de l’homme” »[91]. L’engagement généreux et courageux de sainte Teresa de Calcutta pour la défense de toute vie conçue mérite d’être rappelé ici.
Gestation pour autrui
48. L’Église prend également position contre la pratique des mères porteuses, par laquelle l’enfant, immensément digne, devient un simple objet. À cet égard, les paroles du Pape François sont d’une clarté unique : « a voie de la paix exige le respect de la vie, de toute vie humaine, à partir de celle de l’enfant à naître dans le sein de la mère, qui ne peut être supprimée, ni devenir objet de marchandage. À cet égard, je trouve regrettable la pratique de la dite mère porteuse, qui lèse gravement la dignité de la femme et de l’enfant. Elle est fondée sur l’exploitation d’une situation de nécessité matérielle de la mère. Un enfant est toujours un cadeau et jamais l’objet d’un contrat. Je souhaite donc un engagement de la Communauté internationale pour interdire cette pratique au niveau universel ».
49. La pratique de la gestation pour autrui porte atteinte, en premier lieu, à la dignité de l’enfant. Tout enfant, en effet, dès sa conception, sa naissance et ensuite dans sa croissance en tant que garçon ou fille, jusqu’à devenir adulte, possède une dignité intangible qui s’exprime clairement, bien que de manière singulière et différenciée, à chaque étape de sa vie. L’enfant a donc le droit, en vertu de sa dignité inaliénable, d’avoir une origine pleinement humaine et non artificielle, et de recevoir le don d’une vie qui manifeste en même temps la dignité de celui qui la donne et de celui qui la reçoit. La reconnaissance de la dignité de la personne humaine implique également la reconnaissance de la dignité de l’union conjugale et de la procréation humaine dans toutes leurs dimensions. Dans ce sens, le désir légitime d’avoir un enfant ne peut pas être transformé en un “droit à l’enfant” qui ne respecte pas la dignité de l’enfant lui-même en tant que destinataire du don gratuit de la vie.
50. La pratique de la maternité de substitution porte atteinte, en même temps, à la propre dignité de la femme qui y est contrainte ou qui décide librement de s’y soumettre. Avec une telle pratique, la femme se détache de l’enfant qui grandit en elle et devient un simple moyen asservi au profit ou au désir arbitraire d’autrui. Ceci est en contradiction totale avec la dignité fondamentale de tout être humain et avec son droit à être toujours reconnu pour lui-même et jamais comme l’instrument de quoi que ce soit d’autre.
L’euthanasie et le suicide assisté
51. Il existe un cas particulier d’atteinte à la dignité humaine, plus silencieux mais qui gagne beaucoup de terrain. Il a la particularité d’utiliser une conception erronée de la dignité humaine pour la retourner contre la vie elle-même. Cette confusion, très répandue aujourd’hui, apparaît au grand jour lorsque l’on parle d’euthanasie. Par exemple, les lois qui reconnaissent la possibilité de l’euthanasie ou du suicide assisté sont parfois appelées “lois sur le droit de mourir dans la dignité” (“death with dignity acts”). L’idée que l’euthanasie ou le suicide assisté sont compatibles avec le respect de la dignité de la personne humaine est largement répandue. Face à ce constat, il faut réaffirmer avec force que la souffrance ne fait pas perdre à la personne malade la dignité qui lui est propre de manière intrinsèque et inaliénable, mais qu’elle peut devenir une occasion de renforcer les liens d’appartenance mutuelle et de prendre conscience de la valeur de chaque personne pour l’ensemble de l’humanité.
52. Il est certain que la dignité de la personne malade dans un état critique ou terminal exige de chacun les efforts appropriés et nécessaires pour soulager ses souffrances par des soins palliatifs appropriés et en évitant tout acharnement thérapeutique ou toute intervention disproportionnée. Ces soins répondent au « devoir constant de comprendre les besoins du malade : besoins d’assistance, soulagement de la douleur, besoins émotionnels, affectifs et spirituels ».[94] Mais un tel effort est tout à fait différent, distinct, et même contraire à la décision d’éliminer sa propre vie ou la vie d’autrui sous le poids de la souffrance. La vie humaine, même dans sa condition douloureuse, est porteuse d’une dignité qui doit toujours être respectée, qui ne peut être perdue et dont le respect reste inconditionnel. En effet, il n’y a pas de conditions sans lesquelles la vie humaine cesse d’être digne et peut donc être supprimée : « la vie a la même dignité et la même valeur pour tous : le respect de la vie de l’autre est le même que celui que l’on doit à sa propre existence ».[95] Aider la personne suicidaire à mettre fin à ses jours est donc une atteinte objective à la dignité de la personne qui le demande, même s’il s’agit de réaliser son souhait : « nous devons accompagner les personnes jusqu’à la mort, mais ne pas la provoquer ni favoriser aucune forme de suicide. Je rappelle que le droit aux soins et aux traitements pour tous doit toujours être prioritaire, afin que les plus faibles, notamment les personnes âgées et les malades, ne soient jamais écartés. En effet, la vie est un droit, non la mort, celle-ci doit être accueillie, non administrée. Et ce principe éthique concerne tout le monde, pas seulement les chrétiens ou les croyants ».[96] Comme cela a déjà été dit, la dignité de chaque personne, même faible ou souffrante, implique la dignité de tous.
La mise au rebut des personnes handicapées
53. L’un des critères permettant de vérifier l’attention réelle portée à la dignité de chaque individu est, bien entendu, l’attention portée aux plus défavorisés. Notre époque, malheureusement, ne se distingue guère par une telle attention : une culture du déchet est en train de s’imposer.[97] Pour contrer cette tendance, la condition de ceux qui se trouvent dans une situation de déficit physique ou psychique mérite une attention et une sollicitude particulières. Cette condition de vulnérabilité particulière,[98] si présente dans les récits évangéliques, interroge universellement ce que signifie être une personne humaine, précisément à partir d’un état de déficience ou de handicap. La question de l’imperfection humaine a également des implications évidentes d’un point de vue socioculturel, dans la mesure où, dans certaines cultures, les personnes handicapées souffrent parfois de marginalisation, voire d’oppression, étant traitées comme de véritables “déchets”. En réalité, tout être humain, quelle que soit sa condition de vulnérabilité, reçoit sa dignité du fait même qu’il est voulu et aimé par Dieu. Pour ces raisons, l’inclusion et la participation active à la vie sociale et ecclésiale de tous ceux qui sont, d’une manière ou d’une autre, marqués par la fragilité ou le handicap, devraient être encouragées autant que possible.[99]
54. Dans une perspective plus large, il convient de rappeler que la « charité, coeur de l’esprit de la politique, est toujours un amour préférentiel pour les derniers qui anime secrètement toutes les actions en leur faveur. […] “Prendre soin de la fragilité veut dire force et tendresse, lutte et fécondité, au milieu d’un modèle fonctionnaliste et privatisé qui conduit inexorablement à la ‘culture du déchet’. [… Cela] signifie prendre en charge la personne présente dans sa situation la plus marginale et angoissante et être capable de l’oindre de dignité” On crée ainsi, bien entendu, une activité intense, car “tout doit être fait pour sauvegarder le statut et la dignité de la personne humaine” ».[100]
Théorie du genre
55. L’Église souhaite avant tout « réaffirmer que chaque personne, indépendamment de sa tendance sexuelle, doit être respectée dans sa dignité et accueillie avec respect, avec le soin d’éviter ‘‘toute marque de discrimination injuste” et particulièrement toute forme d’agression et de violence ».[101] C’est pourquoi il faut dénoncer comme contraire à la dignité humaine le fait que, dans certains endroits, de nombreuses personnes soient emprisonnées, torturées et même privées du bien de la vie uniquement en raison de leur orientation sexuelle.
56. En même temps, l’Église souligne les points fortement critiques présents dans la théorie du genre (gender). À cet égard, le pape François a rappelé que « la voie de la paix exige le respect des droits humains, selon la formulation, simple mais claire, contenue dans la Déclaration Universelle des Droits Humains dont nous venons de célébrer le 75ème anniversaire. Il s’agit de principes rationnellement évidents et communément acceptés. Malheureusement, les tentatives tentées ces dernières décennies d’introduire de nouveaux droits qui ne sont pas pleinement importants par rapport à ceux initialement définis et pas toujours acceptables, ont suscité des colonisations idéologiques, parmi lesquels la théorie du genre joue un rôle central, qui est très dangereuse parce qu’elle efface les différences dans la prétention de rendre tous égaux ».
57. En ce qui concerne la théorie du genre, dont la consistance scientifique fait l’objet de nombreux débats au sein de la communauté des experts, l’Église rappelle que la vie humaine, dans toutes ses composantes, physiques et spirituelles, est un don de Dieu, qui doit être accueilli avec gratitude et mis au service du bien. Vouloir disposer de soi, comme le prescrit la théorie du genre, sans tenir compte de cette vérité fondamentale de la vie humaine comme don, ne signifie rien d’autre que céder à la tentation séculaire de l’être humain se faisant Dieu et entrant en rivalité avec le vrai Dieu d’amour que nous révèle l’Évangile.
58. Un deuxième aspect de la théorie du genre est qu’elle cherche à nier la plus grande différence possible entre les êtres vivants : la différence sexuelle. Cette différence fondatrice est non seulement la plus grande que l’on puisse imaginer, mais aussi la plus belle et la plus puissante : elle réalise, dans le couple homme-femme, la plus admirable réciprocité et est donc à l’origine de ce miracle qui ne cesse de nous étonner, à savoir l’arrivée de nouveaux êtres humains dans le monde.
59. En ce sens, le respect de son propre corps et de celui d’autrui est essentiel face à la prolifération et à la revendication de nouveaux droits avancés par la théorie du genre. Cette idéologie « laisse envisager une société sans différence de sexe et sape la base anthropologique de la famille ».[103] Aussi est-il inacceptable que « certaines idéologies de ce type, qui prétendent répondre à des aspirations parfois compréhensibles, veulent s’imposer comme une pensée unique qui détermine même l’éducation des enfants. Il ne faut pas ignorer que “le sexe biologique (sex) et le rôle socioculturel du sexe (gender), peuvent être distingués, mais non séparés” ».[104] Par conséquent, toutes les tentatives visant à masquer la référence à la différence sexuelle inéliminable entre l’homme et la femme doivent être rejetées : « nous ne pouvons pas séparer le masculin du féminin dans l’oeuvre créée par Dieu, qui précède toutes nos décisions et nos expériences, où il y a des éléments biologiques évidents ».[105] Ce n’est que lorsque chaque personne humaine peut reconnaître et accepter cette différence dans la réciprocité qu’elle devient capable de se découvrir pleinement, avec sa dignité et son identité propres.
Changement de sexe
60. La dignité du corps ne peut être considérée comme inférieure à celle de la personne en tant que telle. Le Catéchisme de l’Église Catholique nous invite expressément à reconnaître que « le corps de l’homme participe à la dignité de l’“image de Dieu” ».[106] Une telle vérité mérite d’être rappelée, surtout lorsqu’il s’agit de changement de sexe. L’être humain est en effet inséparablement composé d’un corps et d’une âme, et le corps est le lieu vivant où se déploie et se manifeste l’intériorité de l’âme, y compris à travers le réseau des relations humaines. Constituant l’être de la personne, l’âme et le corps participent ainsi à cette dignité qui caractérise tout être humain.[107] À cet égard, il faut rappeler que le corps humain participe à la dignité de la personne, dans la mesure où il est doté de significations personnelles, en particulier dans sa condition sexuée.[108] C’est en effet dans le corps que chaque personne se reconnaît comme engendrée par d’autres, et c’est à travers leur corps que l’homme et la femme peuvent établir une relation d’amour capable d’engendrer d’autres personnes. Sur la nécessité de respecter l’ordre naturel de la personne humaine, le pape François enseigne que « la création nous précède et doit être reçue comme un don. En même temps, nous sommes appelés à sauvegarder notre humanité, et cela signifie avant tout l’accepter et la respecter comme elle a été créée ».[109] Il s’ensuit que toute intervention de changement de sexe risque, en règle générale, de menacer la dignité unique qu’une personne a reçue dès le moment de la conception. Cela n’exclut pas la possibilité qu’une personne présentant des anomalies génitales qui sont déjà évidentes à la naissance ou qui se développent plus tard, choisisse de recevoir une assistance médicale afin de résoudre ces anomalies. Dans ce cas, l’opération ne constituerait pas un changement de sexe au sens où on l’entend ici.
Violence numérique
61. Le progrès des technologies numériques, bien qu’il offre de nombreuses possibilités de promouvoir la dignité humaine, tend de plus en plus à créer un monde dans lequel se développent l’exploitation, l’exclusion et la violence, qui peuvent aller jusqu’à porter atteinte à la dignité de la personne humaine. Il suffit de penser à la facilité avec laquelle, par ces moyens, on peut mettre en danger la bonne réputation de quelqu’un par des fausses nouvelles et des calomnies. Sur ce point, le Pape François souligne qu’« il n’est pas sain de confondre la communication avec le contact purement virtuel. De fait, “le monde numérique est aussi un espace de solitude, de manipulation, d’exploitation et de violence, jusqu’au cas extrême du dark web. Les médias numériques peuvent exposer au risque de dépendance, d’isolement et de perte progressive de contact avec la réalité concrète, entravant ainsi le développement d’authentiques relations interpersonnelles. De nouvelles formes de violence se diffusent à travers les social media, comme le cyber bizutage ; le web est aussi un canal de diffusion de la pornographie et d’exploitation des personnes à des fins sexuelles ou par le biais des jeux de hasard” ».[110] Et c’est ainsi que, là où les possibilités de connexion se multiplient, il arrive paradoxalement que chacun se retrouve de plus en plus isolé et démuni de relations interpersonnelles : « dans la communication numérique, on veut tout montrer et chaque personne devient l’objet de regards qui fouinent, déshabillent et divulguent, souvent de manière anonyme. Le respect de l’autre a volé en éclats, et ainsi, en même temps que je le déplace, l’ignore et le tiens à distance, je peux sans aucune pudeur envahir sa vie de bout en bout ».[111] De telles tendances représentent une face sombre du progrès numérique.
62. Dans cette perspective, si la technologie doit servir la dignité humaine et non lui nuire et si elle doit promouvoir la paix plutôt que la violence, la communauté humaine doit être proactive en abordant ces tendances dans le respect de la dignité humaine et en promouvant le bien : « En ce monde globalisé “les médias peuvent contribuer à nous faire sentir plus proches les uns des autres ; à nous faire percevoir un sens renouvelé de l’unité de la famille humaine, qui pousse à la solidarité et à l’engagement sérieux pour une vie plus digne [pour tous…] Les médias peuvent nous aider dans ce domaine, surtout aujourd’hui, alors que les réseaux de communication humaine ont atteint une évolution extraordinaire. En particulier, internet peut offrir plus de possibilités de rencontre et de solidarité entre tous, et c’est une bonne chose, c’est un don de Dieu”. Mais il est nécessaire de s’assurer constamment que les formes de communication actuelles nous orientent effectivement vers une rencontre généreuse, vers la recherche sincère de la vérité intégrale, le service des pauvres, la proximité avec eux, vers la tâche de construction du bien commun ».
Conclusion
63. À l’occasion du 75e anniversaire de la promulgation de la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948), le pape François a rappelé que ce document « est comme une voie maîtresse, sur laquelle de nombreux pas en avant ont été faits, mais il en manque encore beaucoup, et malheureusement on fait parfois marche arrière. L’engagement pour les droits de l’homme n’est jamais terminé ! A cet égard, je suis proche de tous ceux qui, sans faire de proclamations, dans leur vie concrète de tous les jours, luttent et paient de leur personne pour défendre les droits de ceux qui ne comptent pas ».[113]
64. C’est dans cet esprit que, par la présente Déclaration, l’Église demande instamment que le respect de la dignité de la personne humaine, en toutes circonstances, soit placé au centre de l’engagement pour le bien commun et de tout système juridique. Le respect de la dignité de chaque personne est, en effet, la base indispensable à l’existence même de toute société qui se veut fondée sur le droit juste et non sur la force du pouvoir. C’est sur la base de la reconnaissance de la dignité humaine que sont défendus les droits fondamentaux de l’homme, qui précèdent et fondent toute coexistence civilisée..[114]
65. Il revient donc à chaque personne et, en même temps, à chaque communauté humaine de réaliser la dignité humaine de manière concrète et effective, tandis que les États ont le devoir non seulement de la protéger, mais aussi de garantir les conditions nécessaires à son épanouissement dans le cadre de la promotion intégrale de la personne humaine : « dans l’activité politique, il faut se rappeler qu’“au-delà de toute apparence, chaque être est infiniment sacré et mérite notre affection et notre dévouement” ».[115]
66. Aujourd’hui encore, face à tant de violations de la dignité humaine qui menacent gravement l’avenir de l’humanité, l’Église encourage la promotion de la dignité de toute personne humaine, quelles que soient ses qualités physiques, mentales, culturelles, sociales et religieuses. Elle le fait avec espérance, certaine de la force qui découle du Christ ressuscité, qui a révélé dans sa plénitude la dignité intégrale de tout homme et de toute femme. Cette certitude devient un appel dans les paroles du Pape François : « je demande à chaque personne de ce monde de ne pas oublier sa dignité que nul n’a le droit de lui enlever ».[116]
Le Souverain Pontife François, lors de l’audience accordée au Préfet soussigné et au Secrétaire de la Section doctrinale du Dicastère pour la Doctrine de la Foi, le 25 mars 2024, a approuvé la présente Déclaration, décidée lors de la Session ordinaire de ce Dicastère le 28 février 2024, et en a ordonné la publication.
Donné à Rome, au siège du Dicastère pour la Doctrine de la Foi, le 2 avril 2024, 19e anniversaire de la mort de saint Jean-Paul II.
Víctor Manuel Card. Fernández
Préfet
Mons. Armando Matteo
Secrétaire pour la Section Doctrinale