Paternité et fraternité : défis de la communauté catholique étudiante

Sylvain BrisonIntervention du Père Sylvain Brison, docteur en théologie, enseignant-chercheur au Theologicum de l’Institut Catholique de Paris, lors des assisses des aumôniers des étudiants qui se sont déroulées en visio-conférence le vendredi 13 novembre 2020.

La demande qui m’a été faite est à la fois fondamentale et ambitieuse. La publication récente de l’encyclique du pape François Fratelli tutti rend encore plus concrète cette exigence de réflexion et d’action pour vivre cette « fraternité ouverte » (n° 1) à laquelle le Christ nous appelle. Cependant, nous le savons bien, la notion de « fraternité » en appelle implicitement une autre qui est celle de l’engendrement. En effet, la fraternité s’identifie spontanément comme un groupe de personnes en relations grâce à une origine commune. C’est ici que se laisse entrevoir pour nous l’idée de paternité. Dans l’introduction à l’encyclique, le pape prend pour modèle de fécondité paternelle saint François d’Assise « qui a réveillé le rêve d’une société fraternelle », en citant cette phrase du P. Eloi Leclerc : « seul l’homme qui accepte de rejoindre d’autres êtres dans leur mouvement propre, non pour les retenir à soi, mais pour les aider à devenir un peu plus eux-mêmes, devient réellement père[1] » (n° 4). Il faut donc le dire d’emblée, si « fraternité » ne va pas sans « paternité », il reste encore à découvrir ce que l’une et l’autre de ces notions recouvrent dans la perspective chrétienne en général, et, plus concrètement en ce qui vous concerne, quels sont les enjeux de vie dans vos communautés étudiantes ?

Ce contexte « thématique » (paternité et fraternité) est aussi rejoint par un contexte anthropologique plus large qui le met aux défis des exigences de notre temps. Dans une époque où les bouleversements anthropologiques sont majeurs (au point de parler de « crise anthropologique »), il n’est plus forcément évident que les notions de parenté (père ou mère) et de filiation (fils ou fille) puissent être reçues comme des évidences. Ce défi, bien qu’immense, peut devenir pour nous une chance, dans la mesure où il nous assigne de nous replonger dans la Révélation divine et la source de notre foi. C’est pourquoi un « détour » par la théologie n’est pas si anodin que cela, mais apparaît comme fondamental.

Enfin, je me permettrai d’ajouter un élément interrogatif et contextuel de plus. Cette situation anthropologique complexe laisse émerger des demandes, des requêtes, de quêtes de repères de plus en plus marqués chez les jeunes auxquels vous êtes envoyés. Je n’ai ni la compétence ni les moyens de vous en donner les fondements et les aboutissements, mais je me contenterai d’un exemple, en pensant que votre propre expérience pourrait nourrir ce constat : les jeunes sont aujourd’hui en quête de figures paternelles et peuvent avoir tendance à assigner à des mentors, des prêtres, des aumôniers, des enseignants cette fonction parce qu’elle est vitale pour eux. En soi, cette requête ne porte pas en elle-même un problème majeur, mais dans le contexte douloureux de ce que nous nommons pudiquement « la crise du cléricalisme » dans l’Église, elle peut se teinter de difficultés majeures. Ici donc se pose une exigence de justesse dans les relations, d’éducation à la liberté personnelle et spirituelle qu’il nous faut aussi prendre en charge.

Les réflexions que je vous propose ce matin s’inscrivent donc dans ce triple contexte : théologique, anthropologique et ecclésial. Elles se veulent être une « porte d’entrée » dans une problématique plus large que vous aurez l’occasion d’aborder de manière différenciée au cours de ces journées. Je tiens à vous le préciser tout de suite : mon propos ne se veut ni exhaustif, ni totalisant, mais ouvert sur des questionnements et des discussions qui pourront enrichir la réflexion commune.

Ainsi, je structurerai mon intervention en 3 étapes. Nous commencerons la réflexion par poser quelques fondements de la notion de la paternité et de fraternité à partir de la Révélation divine. Comment le Fils nous révèle le Père dans la puissance de l’Esprit et comment le Père nous associe-t-il à cette relation en nous faisant fils dans le Fils ? Je repartirai ensuite de cette fraternité humaine vécue dans la communauté chrétienne en interrogeant les relations qui se créent entre ses différents membres (notamment prêtres et laïcs). Comment cette configuration au Fils nous situe-t-elle les uns avec les autres sous le regard de Dieu ? Enfin, j’esquisserai des pistes de réflexion sur l’ouverture de cette « fraternité chrétienne » à la « fraternité humaine » telle que Fratelli tutti nous y engage en faisant droit à la spécificité de vos communautés étudiantes.

1.      Paternité et fraternité dans la révélation divine

Paternité divine

La croyance en la paternité divine est constitutive de notre foi chrétienne. Elle s’enracine dans la foi juive[2]. Contrairement à ce que nous pourrions penser, dans l’expérience d’Israël, la paternité de Dieu à l’égard des hommes ne vient pas d’abord de la création (comme Dieu est le créateur des hommes, il est leur origine et donc leur père), mais de son élection comme peuple de Dieu. C’est ainsi qu’en témoigne le livre de l’Exode lorsque Dieu se révèle à Moïse dans le buisson ardent : « Alors tu diras à Pharaon : Ainsi parle Yahvé : mon fils premier-né, c’est Israël » (Ex 4, 22) ; et c’est aussi ainsi que le réinterprète le Deutéronome : « Est-ce là ce que vous rendez à Yahvé ? […] N’est-ce pas lui ton père, qui t’a procréé, lui qui t’a fait et par qui tu subsistes ? » (Dt 32, 6). Dieu est père dans l’amour particulier qui choisit Israël et le constitue comme peuple. La paternité se fonde sur l’Alliance. Cette compréhension communautaire de la paternité divine est importante, car, dans la perspective chrétienne, elle se déploie au-delà des frontières d’Israël, dans la constitution de l’Église dans la mort et la résurrection de Jésus. L’élection de l’Église comme peuple de Dieu, signe et moyen du salut de tous les hommes, dit encore pour nous fondamentalement la paternité de Dieu qui se révèle dans la médiation du Fils d’abord et de l’Église ensuite.

L’idée de la paternité divine dans l’Ancien Testament prépare la voie à la révélation définitive de Dieu en Jésus-Christ. Ici, nous touchons à la spécificité proprement chrétienne de la question. Quand Jésus désigne Dieu comme son Père, il révèle un aspect singulier de la relation qui les unit. Cette affirmation est le fondement de la foi trinitaire des chrétiens. Dieu le Père, est le Père de Jésus (le Fils) dans la perfection de l’amour qui les unit (l’Esprit Saint). Cette double relation de paternité et de filiation entre les personnes trinitaires en révèle une autre, médiatisée, entre Dieu et nous : Dieu est notre Père, car il nous a élus fils adoptifs dans le Fils unique et l’Esprit saint actualise et manifeste cette adoption en nous faisant participer au mystère pascal. Il n’y a donc pas, pour nous, de « paternité divine » sans la médiation du Fils. C’est ainsi que nous comprenons notre identité de « fils de Dieu » donnée par le baptême.

De la révélation évangélique de la paternité de Dieu nous comprenons au moins deux essentiels aspects qui interagissent ensemble :

  • Il existe un lien indissoluble entre la paternité de Dieu et l’œuvre salvifique de Jésus. Le rassemblement de l’humanité dans le salut par le Christ nous constitue tous frères dans cette solidarité. Cette œuvre principale du Fils continue dans la mission de l’Église.
  • On ne peut donc connaître véritablement le Père que par le Fils (la théologie déployée dans l’évangile de Jean en est un témoin privilégié). La sequela Christi, c’est-à-dire la suite du Christ dans la vie selon l’Évangile est l’actualisation, pour nous, de la découverte de la paternité de Dieu dans le concret de notre existence. La mise en œuvre du commandement de l’amour (soin des petits et des pauvres, pardon des péchés, etc.) répond à l’amour de Dieu pour nous, nous associe à l’œuvre du Fils et nous dévoile la personne du Père. L’œuvre de l’Esprit répandu sur le monde et dans nos cœurs est de nous entraîner dans cette dynamique.

En ce sens, en nous découvrant donc fils du Père, nous nous recevons comme frères du Christ (et réciproquement), et nous sommes invités à réinvestir la conception que nous avons de la paternité qui ne saurait être informée uniquement qu’à partir de notre expérience humaine. La nouveauté inouïe de la vie et de l’annonce de Jésus nous oblige à renoncer à l’idée générale de la paternité pour la recevoir de Dieu. Ici, nous rencontrons un point essentiel qui découle de la révélation chrétienne, mais que, trop souvent, nous avons tendance à minimiser — ou simplement à oublier. Tertullien, un des Pères de l’Église au tournant du iie et du iiie siècle l’a admirablement formulé dans une sentence latine : « Tam pater nemo » qui signifie : si Dieu est Père, personne n’est Père comme Dieu seul peut l’être[3]. L’idée essentielle est que l’analogie déployée pour comprendre qui est Dieu, si elle pointe une ressemblance entre notre expérience et le mystère divin (la paternité), doit sauvegarder la dissemblance dans le mode de réalisation. Ceci crée une dynamique qui nous situe en tension vers un horizon qui n’est autre que Dieu lui-même. Notre expérience de la paternité doit s’inspirer de la manière dont Dieu est Père pour devenir toujours plus conforme à son appel. Ceci a une première importance concrète que je retiens comme une donnée essentielle : la paternité chrétienne qui peut s’exercer légitimement dans le cadre de nos communautés est toujours en conversion et réformation pour tendre au modèle de la paternité divine.

Fraternité chrétienne

Il nous faut à présent dire quelque chose de la fraternité chrétienne dans laquelle nous sommes entrés. Je me contenterai ici de relever quelques aspects fondamentaux en m’appuyant sur le très bel article « Fraternité » du Dictionnaire de spiritualité écrit par Joseph Ratzinger[4]. L’auteur remarque que si certaines désignations des disciples par Jésus comme « frères » relèvent de l’usage rabbinique de l’époque, il note cependant quelques acceptions qui attestent d’un emploi nouveau. Elles se résument à trois passages évangéliques décisifs : la vraie parenté de Jésus en Mc 3, 31-35[5], la parabole du jugement dernier en Mt 25, 31-46[6] et la réponse à la question « qui est mon prochain ? » en Lc 10, 29-37[7]. Cette mise en perspective permet à présent de poser deux lignes de force de la fraternité chrétienne :

  • Le « frère » du Christ est celui qui fait la volonté du Père. L’écoute attentive de la Parole de Dieu et sa mise en pratique selon l’Évangile marque le fondement même de la fraternité chrétienne. On comprend alors l’insistance de la prière du Notre Père dans l’édification de la communauté. L’enseignement de Jésus est tourné vers la mission. Celui qui quitte une parenté terrestre pour l’annonce de l’Évangile entre dans une nouvelle fraternité, celle de l’Église. C’est dans cette dynamique qu’il faut d’ailleurs comprendre l’importance donnée par le pape François sur la notion de « disciple missionnaire ».
  • Les « frères » du Christ, ce sont les petits et les pauvres, les malades et les prisonniers, les étrangers et les exclus. La charité authentique identifie la fraternité du Christ (« À ceci tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples : si vous avez de l’amour les uns pour les autres » Jn 13, 35). Les paraboles du jugement dernier et du bon Samaritain témoignent que la mise en œuvre de la volonté salvifique de Dieu passe par l’amour, la bonté et la miséricorde. Ainsi, tout homme est potentiellement le « prochain » de son frère chrétien. Non seulement la charité lie les frères entre eux, mais les ouvre sur la fraternité humaine que Dieu veut sauver ; elle constitue le garde-fou contre un repli sur soi sectaire et authentifie l’ecclésialité de la communauté.

L’enjeu donc pour toute communauté chrétienne est de se recevoir de la Paternité de Dieu qui est révélée dans le Fils et de vivre cette fraternité nouvelle établie par le Fils qui nous conduit au Père. La paternité chrétienne s’accomplit donc dans la fraternité chrétienne. Elle l’implique et l’y conduit. De même cette fraternité chrétienne induit une forme de paternité vis-à-vis du monde dans le sens où elle porte à l’engendrement dans la foi des fils et filles de Dieu. Toute communauté chrétienne est donc confrontée à un double défi :

  • Vivre cette dimension paternelle à sa juste mesure ;
  • Vivre la fraternité avec tous ses membres, quels qu’ils soient, et en ouverture sur le monde (dimension missionnaire).

2.      Pères et frères dans la communauté chrétienne

Il nous faut donc, à présent, nous situer au niveau de la communauté chrétienne (étudiante) pour dégager les enjeux ecclésiaux de ces thématiques. Un des moyens de le faire — et ce n’est pas le seul — est de repartir du statut des uns et des autres dans la communauté. Et puisque nous parlons de la « paternité », je voudrais commencer par réfléchir à un paradoxe posé par l’appellation des prêtres (« Père », « Mon Père », « Padre », etc.). J’ai bien conscience de l’aspect singulier d’une telle démarche, surtout pour ceux et celles d’entre vous qui exercent une fonction d’aumônier sans être prêtres. Mais, croyez-moi, l’interrogation vaut le détour.

Le paradoxe peut se formuler rapidement ainsi : les prêtres sont appelés « Pères », mais l’ordination les configure à la personne du Christ Pasteur et non à la personne du Père céleste. Comment cela s’explique-t-il ? Qu’est-ce que cela veut dire ?

Nous touchons ici aux délicates questions du rapport entre les prêtres et les laïcs, aux questions de la liberté et de la conduite dans la communauté, etc. Pour aller au bout de la question : au regard de ce que nous avons dit de la Révélation chrétienne, cela ne fausse-t-il pas la juste compréhension de la paternité et de la fraternité ? Ajouter à cela une rapide allusion à la parole de Jésus : « N’appelez personne votre “Père” sur la terre : car vous n’en avez qu’un, le Père céleste » (Mt 23,9) et la boucle est bouclée.

Je voudrais donc éclaircir à partir de ce paradoxe quelques aspects de la paternité et de la fraternité dans la communauté chrétienne.

Paternité « personnelle » ou paternité du Peuple ?

J’ai conclu le premier point sur la paternité au regard de la Révélation divine par le constat que personne n’est Père comme Dieu seul peut l’être. Ceci induit que la paternité à l’œuvre dans la communauté, si elle doit tendre à se développer à l’image du Père céleste, ne saurait lui être directement attachée. Si nous sommes les enfants du même Père dans notre fraternité avec le Christ, la paternité que nous sommes appelés à accomplir se situe en distance aussi avec celle de Dieu. Il me semble qu’il faut faire entrer dans notre « équation » un troisième terme : l’Église (ou le Peuple), car on n’est jamais chrétien tout seul. La relation d’engendrement à la foi qui naît dans la communauté chrétienne passe en réalité par la médiation du Peuple constitué en vue du salut. C’est ce que nous appelons traditionnellement la maternité de l’Église. Comprenons-nous bien. Nous parlons ici de maternité parce que l’Église, en français, est un mot féminin. Mais en définitive, c’est bien la notion d’engendrement à la vie de la foi que nous voulons désigner ainsi. Si vous voulez exprimer la même idée avec le masculin (Peuple), vous parlerez alors de « paternité ». Ainsi donc, la paternité à œuvre au sein même de toute fraternité chrétienne est une paternité liée au peuple comme peuple. Les ministres de l’Église qui, au nom de la mission pastorale qui leur est confiée, exercent ce ministère de paternité le font dans cette dynamique[8]. C’est donc, à mon sens, une juste origine de la désignation des prêtres comme « Père ». Il me semble que les dérives du « cléricalisme » apparaissent quand cette paternité s’exerce dans l’émancipation de la régulation communautaire du peuple, quand le « Père » devient « tout-puissant », car il se fait sa propre origine. De ce fait, au sens strict cela touche au premier plan les prêtres, mais au sens large toute figure « paternelle » qui s’exerce au sein de la communauté (y compris chez des laïcs ou des étudiants).

Au-delà de ce point noir, nous pouvons considérer en positif que la régulation de la paternité dans la fraternité passe par la vie ecclésiale dans toutes ses dimensions. Je vous renvoie aux considérations sur la fraternité chrétienne que nous avons élaborée à partir du donné biblique (Parole de Dieu, Charité, Esprit-Saint, etc.)

La place de l’aumônier dans la fraternité étudiante

Cette régulation ecclésiale situe l’aumônier (prêtre ou laïc) dans cette délicate position qui joue à la fois sur le plan de la paternité (par délégation de la mission de l’Église) et sur le plan de la fraternité (par sa participation à la vie de communauté). Et c’est précisément dans cette articulation des deux plans que se joue l’essentiel de son ministère pastoral, car l’un ne va pas sans l’autre ; bien plus l’un découle sur l’autre. Pour le dire autrement, en prenant au sérieux la révélation chrétienne, nous comprenons que si la paternité divine produit la fraternité chrétienne, alors le rôle du Père est de conduire les hommes de l’état « d’enfant » à l’état de « frère ». Et ce passage se joue dans le don du Fils aux hommes.

Je m’explique. Étymologiquement parlant, le père est celui qui engendre. L’enfant est celui qui ne parle pas (c’est-à-dire qui n’a pas l’autonomie et la liberté). Or, dans l’engendrement du Fils dans l’histoire des hommes (incarnation et rédemption), le Père fait de nous des frères dans le Christ. Le rôle du Père, par la médiation du Fils, est de nous faire passer de l’état d’enfance à l’état de frères du Christ : c’est cette dignité qui est donnée aux Fils de Dieu dans le baptême. Ainsi donc, le rôle de l’aumônier est de conduire ceux qui lui sont confiés de l’état d’enfant à l’état de frère dans la communauté chrétienne. Autrement dit, le rôle du père est d’éduquer le fils pour en faire son égal. La paternité humaine se conçoit donc toujours comme une sorte d’état transitoire (alors que la paternité divine, elle, demeure éternelle). Paternité et fraternité ne sont donc pas en opposition, mais sont liées l’une à l’autre dans un processus de croissance et de libération en Dieu.

Prêtres et baptisés

L’aumônier se découvre donc « père » et « frère » dans la communauté chrétienne. Et cette posture est délicate. Elle ne peut se vivre qu’en Église, dans la collaboration avec ceux qui nous font « pères », et ceux qui nous font « frères ». Cette question est aujourd’hui rendue plus sensible par l’ajustement délicat entre prêtres et laïcs dans la communauté. Et la complexité ne vient pas toujours des prêtres qui voudraient garder plus ou moins de « pouvoir », mais bien souvent aussi de jeunes qui voudraient mettre leur prêtre ou leur aumônier sur un piédestal qui ne lui revient pas. Je voudrais ici prendre le temps de parler des prêtres dans cette situation. Cela me semble pertinent au moins pour deux raisons :

  • Pour les prêtres afin de pouvoir réfléchir sur une posture à l’équilibre fragile ;
  • Pour les baptisés afin de pouvoir aider les prêtres à se situer justement dans la communauté chrétienne.

Les prêtres sont les pasteurs, mais aussi les frères dans la communauté. Le vieil adage de saint Augustin nous rappelle cette réalité essentielle : « Pour vous je suis évêque et avec vous je suis chrétien. » Il nous faut donc, ministres ordonnés et laïcs, retrouver les actes et les paroles qui nous aident à vivre cette réalité. Et cela ne peut passer que par une conversion personnelle et communautaire. Le concile Vatican II nous rappelle en LG 10 que l’unique sacerdoce du Christ se déploie dans le sacerdoce royal des baptisés et dans le sacerdoce ministériel. Puisque l’unique sacerdoce du Christ se réalise dans le salut de l’humanité, alors, dans l’Église sacrement du salut, le rôle de l’un et l’autre sacerdoce est de « médiatiser » ce salut. Le rôle du sacerdoce commun est de signifier par toute sa vie que le salut est offert à tous (« Nous sommes sauvés ») ; et le rôle du sacerdoce ministériel est de signifier que c’est le Christ qui est l’auteur du salut (c’est pourquoi les ministres agissent in persona Christi capitis). Nous retrouvons ainsi une juste articulation de l’un et de l’autre sacerdoce. Il faut oser faire un pas de plus et placer cette analyse sous l’horizon eschatologique. Dans l’éternité bienheureuse, quand le Christ sera parmi nous, nous n’aurons plus besoin de signifier que c’est lui l’auteur du salut (puisqu’il sera présent), mais nous continuerons de signifier dans la vie éternelle que nous sommes bel et bien sauvés. Je tire comme conséquence que le sacerdoce royal des baptisés ne saurait être relégué au second plan pour ceux qui sont revêtus du sacerdoce ministériel et qu’un des défis les plus importants de nos communautés est d’aider les prêtres à accomplir leur sacerdoce baptismal dans l’exercice de leur sacerdoce ministériel. Ultimement, c’est cela que produit la communauté chrétienne authentique : permettre à chaque frère de réaliser ce qu’il est pour le bien de tous, pour le bien du monde.

3.      Une fraternité ouverte

Il reste à présent, pour remplir l’objectif fixé au début de cette conférence, de risquer quelques paroles sur la vie de cette « fraternité ouverte » à laquelle Fratelli tutti nous appelle. Les implications de l’encyclique dans la vie des communautés et les conséquences des éléments que je viens de rappeler sont nombreuses. Je me contenterai ici d’en évoquer quelques-unes qui me semblent significatives, mais qui sont loin d’être exhaustives. Elles touchent toutes la question de la relation aux autres dans l’Église et de la relation au monde.

Une pastorale étudiante dans une étape de la construction de sa vie

Par définition la pastorale à destination des étudiants d’adresse à de jeunes hommes et de jeunes femmes qui sont, au seuil de leur vie d’adulte, dans une période de formation et de construction de leur avenir. Les préoccupations sont nombreuses tant pour leur avenir professionnel que familial. Aux choix des études et des orientations se cumulent les espoirs et les angoisses du labeur et de l’âpreté des concours et des examens. Mais ils sont aussi à l’âge des engagements et du don de soi, de la réalisation des idéaux[9] et de l’ouverture du cœur, des rencontres amoureuses et de la construction de leur vie affective. Cette période ouvre de multiples possibilités d’accompagnement et les demandes sont aussi nombreuses et diverses que les étudiants que vous rencontrez. Il me semble, cependant, que deux points doivent être considérés dans le cadre de toute action pastorale.

Le premier est que, dans cette étape constructive de leur vie, la proposition de l’Église doit être largement ouverte sur le monde dans lequel ils vivront comme adultes responsables. La tentation est souvent (toujours ?) de construire une proposition pastorale qui réponde aux demandes des étudiants dans l’immédiateté de leurs besoins — ou de ce qu’ils croient être leur besoin. Ces demandes peuvent être impérieuses et rejoindre des préoccupations que vous portez dans votre mission d’évangélisation. Il faut les entendre et les comprendre ; cela est primordial. Mais le point discriminant qui doit conduire le discernement reste, me semble-t-il, le critère évangélique de l’ouverture au monde : ce que l’encyclique Fratelli tutti développe dans les chapitres 3 (« Penser et gérer un monde ouvert ») et 4 (« Un cœur ouvert sur le monde »).

Pardonnez-moi l’expression, un peu provocante, mais le cocooning dans la sécurité douce de sa seule et unique spiritualité, aussi confortable soit-elle, n’est jamais bon. Il me semble qu’alors qu’ils se forment pour répondre aux défis du monde et trouver leur place dans celui-ci, la pastorale étudiante doit les amener à se confronter à la réalité du monde en inscrivant leur présence, leur imagination, leur réflexion, leur prière et leurs actions dans la suite du Christ, au risque de l’évangile qu’il nous a prêché.

Le second point, qui peut se comprendre comme une sorte de corolaire, est que, aussi importante que soit la dimension de formation dans la foi à leur âge, la formation du disciple-missionnaire que nous leur proposons ne doit pas en rester à une conception intellectuelle et abstraite. L’aumônerie étudiante ne peut se transformer en une école bis, en une université bis, en un campus bis. Elle doit donner la possibilité de vivre l’étendue de la mission ecclésiale, c’est-à-dire de la fraternité chrétienne, telle que nous l’avons esquissé tout à l’heure : elle est au risque de l’Évangile. Elle passe par la vie commune, la prière personnelle et communautaire, la méditation et la manducation de la Parole de Dieu, le soin des petits et des pauvres, l’accueil de l’autre et de l’étranger, le don de soi dans le service du frère, etc.

Une fraternité ouverte au petit et au pauvre

Dans cette perspective, je voudrais prendre le temps de revenir sur le deuxième critère que j’ai dégagé dans mon examen de la fraternité (à la fin de la première partie de l’exposé). J’ai insisté sur le fait que dans la parabole du bon Samaritain qui répond à la question « qui est mon prochain ? », et dans la parabole du Jugement dernier où les « petits » qui ont faim ou soif, qui sont nus, étrangers ou en prisons sont désignés comme frères du Christ, le critère qui identifie la dimension chrétienne de la fraternité est précisément la charité (c’est-à-dire, littéralement l’amour qui vient de Dieu). Une pastorale ecclésiale, quelle qu’elle soit (et donc étudiante en ce qui nous concerne), ne saurait considérer cette charité comme « optionnelle » ou « accessoire » en se cachant derrière l’expertise de « ceux qui savent faire » (ou plutôt le courage de ceux qui osent le faire). Si l’on prend au sérieux, et je pense que nous le devons, le diagnostic sévère que dresse le pape François dans le premier chapitre de Fratelli tutti ( « Les ombres d’un monde fermé »), il nous faut construire une pastorale étudiante qui réponde à ces défis qui sont à la fois globaux et locaux. J’ai conscience que c’est loin d’être simple, mais le Christ ne nous l’a jamais annoncé ainsi : ce n’est pas pour autant que c’est n’est pas essentiel.

Une communauté étudiante réconciliée qui vit la communion dans la diversité

Enfin, je terminerai par un point qui me semble d’une actualité brûlante et d’une urgence certaine. Dans les contextes difficiles que nous traversons (et que la crise sanitaire ne fait qu’exacerber et mettre au jour), nous devons malheureusement constater que notre Église est parcourue de divisions, de courants différents, voire divergents, et peut-être même de fractures. Vous connaissez tous de ces situations dans lesquelles nos communautés se divisent, ou s’ostracisent. En un certain sens, les tendances communautaristes qui parcourent les sociétés occidentales contaminent forcément les membres de l’Église. Même si cela se passe souvent sans trop de heurts, les réflexes de beaucoup de chrétiens et de jeunes sont de se regrouper par sensibilité ou affection. Si, dans un certain sens, on peut comprendre ce mouvement naturel dans un contexte où l’on devient de plus en plus minoritaire, il faut reconnaitre qu’il n’est pas conforme à l’Évangile du Christ. L’expérience de la Pentecôte en est le modèle et le garde-fou. La communion dans l’Église ne peut se construire et se vivre qu’en mettant en relation des gens différents dans la puissance de l’Esprit saint. L’uniformité et l’homogénéité ne sont pas la communion. Il est urgent d’apprendre à vivre de manière ecclésiale cette vie de la communion en s’accueillant différents, mais tous frères du Christ. Notre Église a besoin de retrouver une unité qui ne gomme pas les différences, mais qui nous entraîne à annoncer la vie et la résurrection du Christ dans le monde. C’est à ce prix que nous pourrons être des communautés ecclésiales authentiquement chrétiennes ouvertes sur le monde et allant au-devant de lui. En nous exhortant à la réconciliation et à l’ouverture à l’altérité dans les chapitres 7 (« Des parcours pour se retrouver ») et 8 (« Les religions au service de la fraternité du monde »), il me semble que le pape François ne dit pas autre chose.

En conclusion

Le temps est venu de conclure un propos sur une réalité qui paradoxalement ne saurait se conclure et se clôturer. Paternité et fraternité sont les deux facettes d’une même réalité : un Dieu qui se donne à nous pour nous sauver ensemble et nous faire vivre de sa vie. Il ne faut pas trop de toute une vie pour l’incarner. Vous me permettrez de terminer en citant les dernières phrases de Fratelli tutti qui disent, à leur manière cette réalité :

Mais je voudrais terminer en rappelant une autre personne à la foi profonde qui, grâce à son expérience intense de Dieu, a fait un cheminement de transformation jusqu’à se sentir le frère de tous les hommes et femmes. Il s’agit du bienheureux Charles de Foucauld. Il a orienté le désir du don total de sa personne à Dieu vers l’identification avec les derniers, les abandonnés, au fond du désert africain. Il exprimait dans ce contexte son aspiration de sentir tout être humain comme un frère ou une sœur, et il demandait à un ami : « Priez Dieu pour que je sois vraiment le frère de toutes les âmes […] ». Il voulait en définitive être « le frère universel ». Mais c’est seulement en s’identifiant avec les derniers qu’il est parvenu à devenir le frère de tous. Que Dieu inspire ce rêve à chacun d’entre nous. Amen ![10]

[1] Éloi Leclerc, Exil et tendresse, Éd. Franciscaines, 1962p. 205.

[2] On trouvera un bon résumé dans l’exposé de l’article « Paternité de Dieu » dans le Dictionnaire de spiritualité, Tome XII-1, Paris, Beauchesne, 1984, col. 413-437.

[3] Tertullien, De paenitentia 8 (CCL 1, 335) : « Quis ille nobis intelligendus pater ? Deus scilicet : tam pater nemo, tam pius nemo ». Le contexte se réfère à la miséricorde divine telle qu’elle apparaît dans la parabole du père et des deux fils (cf. Lc 15, 11-32). Sur ce sujet voir notamment Luis F. Ladaria, « Tam Pater nemo. Quelques réflexions sur la paternité de Dieu », Transversalité 107 52008), p. 95-123.

[4] Joseph Ratzinger, « Fraternité », dans Dictionnaire de spiritualité, Tome V, Paris, Beauchesne, 1964, co. 1141-1167.

[5] « Voici ma mère et mes frères. Quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là m’est un frère et une sœur et une mère » Mc 3, 34b-35.

[6] « Et le Roi leur fera cette réponse : “En vérité je vous le dis, dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait.” » Mt 25,40.

[7] « Mais lui, voulant se justifier, dit à Jésus : “Et qui est mon prochain ?” » Lc 10, 29.

[8] On retrouve cette dynamique par exemple dans la formule d’absolution du sacrement de la réconciliation : « … par le ministère de l’Église qu’il vous donne le pardon et la paix ; et moi, au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit je vous pardonne tous vos péchés ». Le prêtre pardonne dans la dynamique du ministère communautaire de l’Église.

[9] Voir à ce propos le livre très éclairant du P. Jean-François Noël, Epris d’absolu, Nouvelle Cité, Paris, 2020.

[10] François, Lettre encyclique Fratelli tutti, n° 286-287.

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