Discours religieux et discours scientifique

Au sein des religions, le sens est vécu et agi avant d’être formulé en un discours rationnel. Parce que les religions produisent le sens à l’intérieur de leur système symbolique. « Un service divin est à la fois une chorégraphie et un drame en plusieurs actes, écrit Régis Debray, de la procession d’entrée à la bénédiction finale. C’est pourquoi il y a tant d’éducation physique dans une éducation religieuse…

Il faut se signer, s’agenouiller, se lever, se prosterner… ». L’univers religieux est d’abord un univers symbolique qui instruit le fidèle à partir de ses sens et de tout son corps : le parfum de l’encens et l’envoûtement des orgues, mais aussi « les baisers, les genoux, les mains, les pieds, et le tintement des clochettes – ou des gongs ». Le discours religieux est le produit de la pensée symbolique.

Nous autres modernes commençons d’entrevoir, à nouveau aujourd’hui, que l’expérience religieuse peut passer par le corps, en expérimentant par exemple les longues marches de pèlerinage, tel celui de Compostelle.

Se réconcilier avec la pensée symbolique

Nous avons de la difficulté à entrer dans cet univers symbolique parce que nous en avons perdu les clés. Il nous apparaît dès lors irrationnel, magique, voire superstitieux. Depuis Descartes et Galilée, nous avons appris à nous défier de nos sens et nous savons, puisque c’est la terre qui tourne autour du soleil et non l’inverse, que les apparences sont trompeuses. La culture de modernité a modifié profondément notre rapport à la vérité. Pour la culture classique, la vérité ne se révélait pas seulement dans l’Écriture sainte mais elle se dévoilait aussi dans les choses elles-mêmes où elle se trouvait inscrite. Pour le moderne, la vérité scientifique ne résulte plus de l’observation de la nature mais elle s’élabore à partir de la construction des hypothèses et du raisonnement mathématique. Pascal reconnaîtra que désormais l’univers est muet : « Le silence des espaces infinis m’effraie ». Les cieux ne chantent plus la gloire de Dieu ! L’approche scientifique a rendu l’univers autonome en le libérant de la tutelle du religieux. « La raison cartésienne est tout entière fondée sur le postulat que l’esprit ne peut connaître que ce qu’il produit ; la connaissance mathématique est alors l’idéal suprême et la raison devient un calcul des conséquences, une faculté de déduction ». Dès lors l’homme s’oriente vers le « faire » plutôt que vers la contemplation, le négociant calviniste devient le héros religieux plutôt que le moine catholique.

Cette nouvelle démarche de connaissance et de rapport à la vérité nous a rendus étrangers à l’univers symbolique et de ce fait le discours religieux est devenu pour nous insignifiant, c’est à dire dépourvu de sens.

Il nous faut par conséquent retrouver la dimension rationnelle du symbole qui est d’un autre ordre que la rationalité mathématique. Nous avons à reconnaître les chemins de la pensée symbolique.

On connaît l’origine grecque du mot symbole : sunbolein = rapprocher, réunir, mettre ensemble. A l’origine le symbolon est un morceau de poterie que l’on casse en deux au moment d’un contrat. Chacun des contractants conserve l’un des deux morceaux et pourra le transmettre à ses descendants ; ceux-ci pourront alors vérifier l’authenticité du contrat en réunissant les deux morceaux de poterie.

La fonction du symbole est donc fondamentalement de réparer ce qui est séparé. Il surmonte la séparation, réunit, fait exister ensemble. Le « symbole de la foi », symbole des Apôtres ou symbole de Nicée, réunit dans une même foi l’assemblée des chrétiens dispersés. La pierre de la Kaaba, à La Mecque, autour de laquelle se déroule la circumam-bulation des pèlerins, assure la même fonction de rassemblement dans l’unité de l’umma, la communauté musulmane.

Mais plus profondément, le symbole, parce qu’il réunit un élément matériel et une réalité immatérielle, spirituelle, est producteur de sens. Il est un acte éminemment humain, une opération de la pensée. Ainsi la vision de l’envol de l’oiseau, suscitant l’émotion de l’homme qui aspire à se dégager de ses pesanteurs et de tout ce qui l’emprisonne, va provoquer un rapprochement impertinent, un transfert de signification, et l’oiseau va devenir symbole de la liberté. Nous pouvons multiplier les exemples : le vent et le souffle disent l’action de l’esprit qui met en mouvement, anime, invente, suscite l’action ; le feu pourra exprimer l’embrasement de l’amour passion, mais aussi la purification et la destruction ; l’eau peut dire la vie, le rafraîchissement, la fertilité, mais aussi la mort, l’engloutissement… Le symbole est par lui-même ambivalent. Mais nous pouvons aussi noter que la pensée symbolique fonctionne par la mise en rapport (la réunion) d’une réalité matérielle et d’une expérience humaine, en chargeant la réalité matérielle d’un sens nouveau, en lui faisant dire autre chose que ce qu’elle dit normalement (l’oiseau n’est plus l’animal ailé, le volatile, mais il devient la liberté). La pensée symbolique opère ainsi une transgression dans le langage courant, « une suspension du rapport direct du discours au réel déjà constitué, déjà décrit avec les ressources du langage ordinaire ou du langage scientifique ». Ainsi pouvons-nous vérifier, à partir de ces exemples, que la pensée symbolique est acte de création et d’interprétation qui transforme l’immédiat en médiation, transfigure l’utilitaire ou le trivial en signe de l’indicible, rendant sensible l’insaisissable, faisant toucher l’impalpable.

La dimension symbolique du discours religieux

Parce que les religions relient l’homme à une réalité invisible, inaccessible, indicible, ineffable, absolument Autre, le langage qu’elles utilisent pour en parler est celui des symboles. Elles n’ont d’autre ressource que cette médiation du symbole pour nous rendre proche et sensible l’inaccessible.

Mais précisément parce qu’elles traitent de l’Autre, les représentations fournies par toute une imagerie littéraire ou iconographique, qui excitent notre imaginaire, ne peuvent être lues au premier degré.

Le rejet du religieux dans notre société tient pour une large part à l’incapacité de nos contemporains à se situer dans l’univers symbolique et à en comprendre le langage. Nous fonctionnons habituellement dans le « contresens » en prenant l’expression religieuse au premier degré, en confondant le signe avec la réalité qu’il désigne.

Force est de reconnaître malheureusement que le discours religieux véhiculé dans de nombreuses communautés n’a pas intégré les indispensables distinctions issues de la modernité, notamment les spécificités respectives de l’approche scientifique et de l’approche religieuse des réalités de ce monde. Lorsqu’une religion reconnaît la légitime autonomie des sciences et la respecte, elle affirme du même coup l’autonomie et l’originalité de son propre discours et renonce de ce fait à sa prétention à l’omniscience. Elle peut ainsi entrer dans le dialogue de la modernité. C’est précisément ce que refusent les fondamentalismes qui maintiennent la confusion des domaines et méconnaissent les symboles en en faisant une lecture réductrice et appauvrissante. Or il n’y a de dialogue possible entre Science et Religion qu’à la condition de reconnaître la spécificité de la pensée symbolique qui fonde le discours religieux. C’est à cette condition, par exemple, qu’un scientifique pourra reconnaître la validité d’un récit mythique de création, récit de facture poétique qui dit d’abord l’origine du monde ou de l’homme plutôt que le commencement.

C’est à cette même condition qu’un croyant pourra situer ce récit interprétatif respectivement au récit explicatif du Big Bang sur le commencement de notre univers. Les récits mythiques de création en effet nous situent en dehors du temps, ce ne sont pas des récits historiques, pas plus qu’ils ne sont des récits explicatifs. « Ces événements, disait Saloustios au IV ème siècle de notre ère à propos des récits mythologiques, n’eurent lieu à aucun moment, mais ils existent toujours ». Ces récits sont interprétatifs, autrement dit, ils sont porteurs de sens : ce monde est le fruit de l’acte créateur de Dieu et cet acte est au-delà du temps, parce qu’il est de tout temps. La création, en tant qu’acte de Dieu, est permanente, « éternellement présente ».

La distinction entre approche scientifique et approche religieuse est devenue tout aussi indispensable en ce qui concerne les récits « historiques » de la Bible. Les récits de la Genèse et de l’Exode, par exemple, ne peuvent plus être abordés comme des documents rapportant des événements historiquement établis. Récits fondateurs du Peuple d’Israël, élaborés très à distance dans le temps des événements qu’ils sont censés rapporter, les personnages et événements qu’ils mettent en scène n’appartiennent pas à l’histoire mais à « l’histoire sainte ». Le travail de déconstruction, qui consiste à dégager la dimension mythique d’un récit religieux de sa forme historique et à le situer précisément comme tel, s’impose aujourd’hui à l’enseignement disciplinaire.

Ainsi l’existence d’Abraham n’est-elle pas scientifiquement démontrée à partir des documents archéologiques dont nous disposons, et son statut d’ancêtre unique du peuple hébreu devient impensable pour notre culture scientifique : un peuple ne se constitue jamais à partir d’un seul individu. Le peuple d’Israël s’est constitué comme tous les peuples du monde par une suite de métissages multiples entre Hébreux semi-nomades et Cananéens, Moabites, Ammonites… Et pourtant certains manuels scolaires continuent de le présenter comme l’ancêtre historique du peuple d’Israël : « Abraham est d’abord un nomade venu de Mésopotamie. Ses descendants sedonnent le nom d’Israël et s’organisent en douze tribus » (Éditions Bordas 6 ème, 2000, p. 47). Or la paternité d’Abraham est d’ordre symbolique et légendaire, tout comme celle d’Énée l’ancêtre mythique des Romains selon Virgile.

Il en va de même pour les récits de l’Exode ou du livre de Josué. Ces récits épiques ne sont pas le reportage d’événements qui se seraient déroulés tels qu’ils y sont rapportés. Ces textes sont le fruit d’une élaboration réalisée pour une part au retour de l’Exil (soit 800 ans après la sortie d’Egypte) dans le but de restaurer l’identité nationale d’Israël. Le personnage de Moïse est lui aussi ré-élaboré, le récit de son enfance, où il est « tiré des eaux », et de sa jeunesse relève du mythe et s’inspire vraisemblablement de la légende mésopotamienne du roi Sargon.

Si le travail de déconstruction historico-critique s’avère indispensable, celui de la reconstruction symbolique l’est tout autant. En effet savoir distinguer ce qui relève de l’histoire, enrichi progressivement par le travail archéologique, et ce qui relève des traditions regroupées et ré-élaborées par les auteurs bibliques, permet de situer la vérité du discours religieux à sa vraie place. La « figure d’Abraham » demeure une donnée historique en tant qu’elle apparaît dans les textes comme une référence fondamentale pour les croyants monothéistes.

De même, la promesse d’une Terre « où coulent le lait et le miel », les récits de conquête où Dieu marche à la tête de son peuple et combat lui-même « à main forte et à bras étendu » sont les métaphores qui désignent Dieu comme l’origine du peuple. La vérité de ces textes est d’ordre théologique. Comme l’écrit Claude Geffré : « Le fait historique dans ce qu’il a de fugitif est inaccessible, et le fait élaboré n’a pas la prétention d’être la retranscription de l’événement tel qu’il s’est déroulé. Il s’agit moins de savoir si ce qui est raconté s’est bien passé ainsi, que de découvrir la signification pour la foi des faits racontés ».

Discours scientifique et langage de la foi

Les découvertes scientifiques contraignent la religion à porter un nouveau regard sur l’univers et sur l’homme, la provoquant ainsi à réajuster son propre discours interprétatif. L’astrophysique aussi bien que les neurosciences imposent de reconsidérer à nouveaux frais le langage de la foi et à en redécouvrir la dimension symbolique.

Les énoncés de la foi et ses représentations sont indispensables car il appartient à la foi de se dire. Elle ne peut vivre sans s’exprimer, se déployer dans différentes formes de langage, conceptuel, artistique, liturgique. Ces énoncés constituent des transits, des chemins, pour aller à la rencontre de Celui qu’ils désignent.

Mais la transmission de la foi doit prendre garde à ne pas donner à confondre ce qui demeure de l’ordre du signe et du transitoire avec la Réalité annoncée et plus ou moins maladroitement désignée, selon la formule définitive de Thomas d’Aquin : « L’acte du croyant (acte de foi) ne s’arrête pas à un énoncé mais il se fixe à la réalité que cet énoncé désigne ».

L’une des difficultés majeures de la foi est que son objet demeure invisible et qu’elle ne peut passer à l’acte sans la médiation de représentations. Le croyant a besoin de se représenter Celui en qui il met sa foi, au double sens de l’image et de la présence, en cherchant à rendre présent l’Absent.

Le travail d’intelligence de la foi consiste, entre autres, à effectuer une distanciation critique et une élucidation à l’égard des représentations.

La lecture historico-critique de la Bible a des incidences directes sur la foi. Tout d’abord dans le rapport au texte de l’Écriture reçu comme Parole de Dieu. Cette évaluation du travail humain dans l’élaboration des textes nous conduit à mieux respecter « le régime d’incarnation de la Parole de Dieu dans une parole humaine ». Elle nous détourne des lectures fondamentalistes en nous permettant de mieux situer la nature originale de la vérité dont témoignent les Ecritures. Vérité théologique et non vérité scientifique ou historique. Car « ce qui est garanti par l’Esprit de Dieu, c’est un message religieux, un message sur le mystère de Dieu et sur les voies de l’homme vers Dieu ».

Le texte de la Commission Biblique Pontificale est très éclairant en ce domaine. La lecture fondamentaliste part du principe que la Bible, étant la Parole de Dieu inspirée et exempte d’erreur, doit être lue et interprétée littéralement en tous les détails…

Le fondamentalisme invite sans le dire à une forme de suicide de la pensée. Il met dans la vie une fausse certitude, car il confond inconsciemment les limitations humaines du message biblique avec la substance divine de ce message.

Ce travail de distanciation critique entraîne aussi une purification des représentations de l’intervention de Dieu dans nos vies. Reconnaître la métaphore, distinguer le signe de la réalité qu’il désigne, nous dégage des représentations infantiles concernant l’interventionnisme de Dieu. Comprendre que le récit biblique ne nous donne pas d’informations historiques sur les circonstances qui ont présidé à l’installation des populations en terre de Canaan, ni comment elles ont pu être rassemblées dans une unité politique nationale, nous permet de situer l’intervention miraculeuse en sa place symbolique. Savoir que « ça ne s’est pas passé comme ça » entraîne des déplacements importants dans la lecture interprétative du texte. En effet la vérité du texte n’est plus à rechercher dans la lettre du récit mais dans ce qu’il signifie. La vérité théologique se trouve exprimée, signifiée, à travers la geste qu’il nous présente : Dieu est à l’origine de notre existence et de notre liberté. Il nous sauve à l’intérieur des événements de notre histoire dont nous demeurons les acteurs responsables. Il est présent et nous accompagne à travers les heurs et malheurs de l’existence, là est le miracle, mais il ne fait pas le travail à notre place.

Bernard Descouleurs.

Paru dans : Partie Prenante « Science, foi Chemins de recherche » janvier/février/mars 2005

Régis Debray , « le feu sacré, fonctions du religieux », Fayard 2003, p.272

ibid

Jean-Claude Eslin, communication au stage IFER « Sciences et Religions », Grenoble mars 2003.

Paul Ricoeur : « Ce qui me préoccupe depuis trente ans », in Esprit août/septembre 1986.

Genèse 1 et 2

Saloutios « Des dieux et du monde », éditions Les Belles Lettres, 1960.

Claude Geffré « La lecture fondamental iste de l’Ecriture dans le christianisme« , E tudes, décembre 2002, p. 644

Thomas d’Aquin, Somme Théologique 2da, 2dae, Quest.l – art 2

Claude Geffré op. cit. p. 639

id. p. 643

Commission Biblique Pontificale  » L’in­terprétation de la Bible dans l’Église« , tra­duction française, Éditions du Cerf, 1994, p. 61, 64.