La foi passe par le corps…

Le christianisme occidental est actuellement dans une situation paradoxale. D’une part, depuis des décennies, on ne cesse d’y dénoncer le « dualisme platonicien » (ou « hellénistique ») qui en vient toujours, d’une manière ou d’une autre, à une forme de mépris du corps. De fait, les documents magistériels et, parmi ceux-ci, les rituels issus de la réforme liturgique de Vatican II, en particulier celui des funérailles, ont sensiblement amoindri les expressions de ce dualisme : on n’y parle plus de l’ « âme séparée du corps », même si l’idée n’en est pas exclue et peut paraître ne pas manquer d’intérêt lorsque la théorie « hylémorphique » de l’âme comme « forme substantielle du corps » est présentée avec la compétence requise .

Ce mouvement intellectuel est évidemment tributaire de l’importance prise par la phénoménologie et par l’accent qu’elle a mis sur l’impossibilité d’une « intériorité » qui ne ferait le détour par l’« extériorité » des « choses » (cf. l’intentionnalité de la conscience : la conscience la plus « intérieure » étant toujours « conscience de… »). En tout cas, le corps n’est plus conçu comme une simple enveloppe de l’âme qui, déposée à la mort, permettrait enfin la libération de cette dernière… On parle plutôt d’une « co-appartenance » de l’être humain et de son corps, ce qui signifie que l’on doit dire non seulement « j’ai un corps » (ce qui est à la source de la résignation de chacun à la mort), mais aussi « je suis corps » (ce qui est à la source de sa protestation contre la mort).

Ce « je suis corps » requiert évidemment que l’on comprenne ce corps comme « corps de parole » : corps parlant parce que toujours déjà parlé, dès le ventre maternel, lequel est matrice de culture et de désir autant que d’éléments biologiques .

Or ce mouvement culturel de « restauration » du corps que partagent les chrétiens occidentaux avec bien d’autres est loin de se développer chez eux autant qu’on aurait pu l’imaginer compte tenu de la dignité que l’Eglise reconnaît au corps humain, non seulement parce qu’il a été créé par Dieu , mais aussi parce que le Verbe de Dieu s’y est incarné et parce qu’il est promis à la résurrection … C’est qu’une raison culturelle importante vient, semble-t-il, combattre celle que l’on vient de signaler. On sait en effet que notre modernité est marquée par ce que les sociologues appellent communément aujourd’hui l’individualisme. Le destin de chacun (sa profession, sa religion, ses positions philosophiques ou éthiques, etc…) n’est plus déterminé prioritairement par la loi du groupe ; ou du moins n’est plus représenté comme tel. Or cet individualisme pousse chacun à cultiver son pré carré, se protégeant du débat critique par toutes sortes de mots ou expressions proches du slogan, tels le « droit à la différence », l’appel à la « tolérance », les « racines culturelles », etc… Tant et si bien qu’une démarche religieuse comme le mariage à l’église ou la pratique dominicale ne paraît justifiable que si elle correspond à un besoin « personnel », c’est-à-dire si elle est le fruit de quelque « sincérité ».

Cela est peut-être particulièrement sensible chez les jeunes : je viens à la messe si j’en éprouve le besoin. La pratique dominicale qui, naguère, s’inscrivait dans une logique sociale de « communion » se vit aujourd’hui dans une logique sociale de différenciation : des jeunes ne peuvent participer régulièrement à la messe paroissiale du dimanche que s’ils ont mûrement choisi de se démarquer de leurs camarades de lycée ou de quartier… Du même coup, la foi est censée être d’autant plus « vraie » qu’elle correspond à un mouvement intérieur « sincère ». Son passage par la « pratique » est alors plutôt jugé soit comme un épiphénomène laissé à la conscience de chacun (« si cela te fait du bien …, si cela correspond à ce que tu penses… pourquoi pas ? »), soit comme un obstacle à une sincérité qui ne peut qu’être entravée par la dimension d’obligation (obligation en temps, en lieu, en programme rituel…) qui paraît liée à la pratique dominicale. Celle-ci en tout cas est en conflit avec ce que l’individualisme contemporain valorise par-dessus tout : la liberté de choisir…

Il importe tout particulièrement, dans ce climat, de rappeler que la foi chrétienne, si hautement « spirituelle » qu’on se la représente, ne peut advenir et s’entretenir que dans la médiation du « corps », ou, mieux, de la « corporéité ». Précisons que nous entendons par ce dernier terme non seulement le corps personnel mais, bien plus largement, l’ensemble des médiations culturelles, sociales, institutionnelles nécessaires à l’être humain pour devenir sujet et s’entretenir comme sujet. Ce rapport fondamental de la foi avec le corps ou la « corporéité » tient à deux types de raisons que l’on voudrait développer ci-dessous.

 On commencera par les raisons proprement théologiques, celles qui appartiennent à l’originalité de la foi chrétienne : incarnation, résurrection, etc.

 On poursuivra ensuite par des raisons d’ordre anthropologique, que l’on développera à partir de la pratique de l’initiation chrétienne comme pédagogie de la venue à la foi à même la « corporéité ». On soulignera particulièrement que, dans les deux cas, on a affaire à une tension qui est caractéristique du christianisme : le corps, oui, mais à condition que son incontournable médiation soit comprise de manière « spirituelle » ; la « spiritualité », oui, mais à condition qu’elle soit vécue concrètement au sein de la « corporéité ».

I – Le corps chrétien en tension

a) On peut s’étonner du soupçon que la théologie chrétienne, depuis les Pères de l’Eglise, a porté sur le corps tant le christianisme est la religion de l’incarnation. Rappelons que ce terme, est à prendre au sens le plus fort puisque, selon le dogme de Chalcédoine (451), si Jésus le Christ est bien consubstantiel au Père quant à sa divinité, il est consubstantiel à nous quant à l’humanité. Il est ainsi pleinement homme tout en étant pleinement Dieu, sans qu’existe entre les deux ni confusion, ni séparation : ni confusion, cela signifie que la divinité n’a pas absorbé son humanité (pente du « monophysisme ») ; ni séparation, cela signifie qu’il n’a pas joué tantôt sur le registre de sa divinité, tantôt sur celui de son humanité (pente du « nestorianisme »).

C’est la raison pour laquelle, il est lui-même la « Parole de Dieu ». La Constitution Dei Verbum de Vatican II l’a souligné avec beaucoup de détermination : la révélation divine ne s’est pas faite de manière abstraite à coup d’« idées » nouvelles sur Dieu ; elle s’est faite à travers une histoire, une histoire qu’il faut comprendre non pas simplement comme la « scène » sur laquelle Dieu viendrait se révéler, mais bien plutôt comme la « matière première » au sein de laquelle Dieu se révèle. C’est la raison pour laquelle les évangiles sont faits autant de récits que de discours : en rapportant non seulement les paroles de Jésus, mais ses attitudes, ses gestes et ses miracles, ils attestent que Dieu se dit au sein d’une histoire.

Conformément au sens hébreu de Dabar (« parole »), les événements eux-mêmes sont « parole de Dieu ». La révélation s’est donc réalisée à travers les « gesta » autant qu’à travers les « verba ». Finalement, elle s’est accomplie dans la personne même de Jésus, dans son « corps » ou dans sa « chair », termes qui, on le sait, désignent la personne tout entière vue sous l’angle de sa finitude et de sa mortalité (cf. Dei Verbum, n° 9).

La liturgie est exemplaire, en ce domaine comme en bien d’autres : après avoir proclamé l’évangile, le ministre est invité à lever le livre et à chanter « acclamons la Parole de Dieu », invitation à laquelle l’assemblée répond en disant « Louange à toi, Seigneur Jésus ».

Ainsi, parce que le livre n’est pas immédiatement lui-même « Parole », c’est le Christ et non le livre que l’on acclame ; mais parce qu’il est la médiation « sacramentelle » du Christ qui « parle à son peuple », on le lève avec respect… Telle est l’inconfortable condition chrétienne : elle est en quelque sorte « condamnée » à l’herméneutique, puisque, à la différence de l’Islam, pour lequel le Coran est immédiatement parole de Dieu, elle ne vit que dans l’écart… Un seul Dieu, mais en trois « personnes » ; une seule Bible, mais en deux Testaments ; un seul Evangile mais attesté de quatre manières ; une Eglise mais toujours débordée par le « Royaume » dont elle a charge d’être le « sacrement », etc… Et il ne peut être question de tenter, par commodité, de réduire cet écart, par exemple en supprimant l’Ancien Testament, comme a voulu le faire Marcion au 2° siècle ou en harmonisant les quatre évangiles pour le réduire à un seul, comme a voulu le faire Tatien vers la même époque… Ainsi, dans sa plus haute spiritualité, la révélation chrétienne est-elle médiatisée par un corps d’écritures, lequel ne devient « parole de Dieu » que dans l’acte vif où il est traversé par l’Esprit.

*

La place éminente que tient théologiquement le corps en christianisme est liée également à la résurrection de Jésus et à la résurrection à laquelle l’humanité est appelée à la fin des temps. Le partage plénier de la vie de Dieu se réalisera ainsi, pour prendre l’expression grecque volontairement paradoxale de Saint Paul, à travers la transformation de notre « corps psychique » (corps animé par le souffle) en « corps spirituel » (1 Co 15).

Certes, l’actuelle phénoménologie nous invite à comprendre ce corps ressuscité non pas dans le simple sillage du corps organique, mais bien dans celui du « corps vécu », à savoir le milieu de relations qui constitue l’être humain comme sujet : relations actuelles tissées, depuis la plus petite enfance (et même depuis la matrice maternelle), avec les parents et la fratrie, ainsi que, par élargissement successif des cercles de la vie (école, profession, …), avec l’ensemble de la société ; mais aussi relations « ancestrales » avec une tradition qui habite et façonne le désir parental et la culture sociale ; relations enfin avec un univers construit par la culture et la tradition comme « monde de sens ». Chacun n’est ainsi ce qu’il est, dans le plus spirituel de son identité humaine, que moyennant ce tissage par ce triple « corps » de culture, de tradition et de nature.

Dès lors, conformément au sens du mot « corps » ou même « chair » dans la mentalité sémitique, parler de résurrection après la mort, c’est dire simplement « moi, je serai vivant en Dieu » ; mais ce « moi, je » est alors entendu comme ce « corps vivant » de relations qui ont fait ma personnalité en ce qu’elle a de plus singulier et de plus spirituel. Cela, qui n’a rien de grossièrement matérialiste, est assurément beaucoup plus riche que « l’immortalité de l’âme » grecque, laquelle pointait cependant évidemment dans la même direction…

On ne s’étonne pas dès lors que cette condition corporelle, pleinement partagée par le Christ et promise à participer à la résurrection qu’il a inaugurée comme « Premier-Né », fasse l’objet de considérations hautement spirituelles. Mentionnons simplement ici deux propos de Paul. Parlant du corps personnel du chrétien (et non, ici, du corps ecclésial, comme 1 Co 3,16-18 ou 2 Co 6,
16-18), il ne craint pas d’affirmer : « Ne savez-vous pas que votre corps est le temple du Saint-Esprit qui est en vous et qui vous vient de Dieu, et que vous ne vous appartenez pas ? (…) Glorifiez donc Dieu par votre corps » (1 Co 6,19-20). Cette glorification devient « sacrifice spirituel » en Ro 12,1 : « Je vous exhorte, frères, au nom de la miséricorde de Dieu, à vous offrir vous-mêmes (litt. : à offrir vos corps) en sacrifice vivant, saint et agréable à Dieu : ce sera là votre culte spirituel ».

Ces deux citations, parmi bien d’autres possibles, suffisent pour souligner en quelle estime Paul tient le corps : temple du Saint-Esprit, sacrifice spirituel… La sexualité elle-même n’est-elle pas chemin possible de sainteté puisque, selon Eph 5, 21-33, l’union de l’homme et de la femme est le « grand sacrement » (« mega mystèrion ») de la fidélité amoureuse du Christ pour l’Eglise
(et, plus largement, de Dieu pour le hommes).

Dans le sillage de ce texte, l’Eglise remporta une grande victoire sur elle-même lorsque, au milieu du 12° siècle, elle réussit, malgré ses anciennes réticences à l’égard de la sexualité (réticences à relier davantage à la philosophie platonicienne ou néo-platonicienne qu’à la Bible elle-même), elle finit par reconnaître le mariage comme sacrement au sens strict (ce dont elle se garda bien, en revanche, alors que le vent culturel du Moyen Age soufflait pourtant dans ce sens, pour la profession monastique). Cela signifiait que la sexualité pouvait être également un chemin possible de sainteté…

On sait cependant combien, dans les faits, un tel principe a eu du mal à se frayer un chemin concret : il suffit de constater le petit nombre d’hommes ou de femmes décédés dans l’état de mariage qui ont été canonisés.

Malgré cela, on voit qu’elle est longue et solide la tradition chrétienne qui reconnaît au corps humain une place éminente : la culture sémitique qui a façonné la Bible ne connaît pas le dualisme anthropologique qui a caractérisé la philosophie platonicienne, ni le mépris du corps qui en est résulté. Mais alors, comment se fait-il donc que ce fait soit si méconnu ?

Cela tient d’abord à ce que si les termes de « corps » ou de « chair » expriment bien, comme on l’a noté plus haut, l’être humain comme totalité, ils ne l’expriment que sous un seul aspect, celui de la finitude, de la souffrance, de la mortalité . Or, il est un autre angle de vue dans la Bible, selon lequel l’être humain est ouvert à l’Esprit de Dieu (« pneuma »). C’est la raison pour laquelle, ce « corps » qu’est l’être humain est un corps « sous tension », pourrait-on dire, parce qu’il est ouvert à la vie de Dieu même. Le corps en tout cas n’est jamais célébré pour lui-même, il l’est seulement comme créé par Dieu et ouvert à Dieu. C’est ce qui a permis à Saint Paul d’exprimer les propos hautement spirituels à propos du corps qui ont été mentionnés plus haut.

Cette tension, constitutive de la foi chrétienne, a trouvé dans la culture hellénistique, et notamment dans les écoles philosophiques issues du platonisme ou du stoïcisme, le dérivatif qui lui a, hélas, permis de se transformer en soupçon porté sur le corps. Soupçon durable, puisque cette culture a imprégné notre société occidentale. Les choses ont désormais changé. La phénoménologie, on l’a signalé d’entrée de jeu, si soucieuse de rappeler que l’« intériorité » humaine ne se vit que dans la médiation de l’« extériorité » a sensiblement modifié la représentation du corps ; l’être humain est désormais volontiers compris, jusque dans sa singularité la plus propre, comme « corporéité ». Du même coup, la théologie chrétienne peut regagner sur le plan culturel ce terrain qu’elle avait négligé pour les raisons susdites et dont elle avait pourtant hérité à travers la conception biblique de l’être humain.

II – L’initiation chrétienne en tension

La tension qui vient d’être explicitée au sujet de la vision chrétienne du corps se déploie concrètement de bien des manières. En ce qui concerne la venue à la foi et l’entretien de la vie de foi, elle est particulièrement remarquable dans l’initiation chrétienne et, plus largement, dans la dimension
« initiatique » ou encore « mystagogique » que l’on privilégie volontiers aujourd’hui, y compris dans les orientations pastorales données par les évêques de France au sujet des divers lieux d’annonce de la foi
(cf. « Allez au cœur de la foi » ou les toutes récentes orientations pour la « catéchè­ se » de Lourdes 2005).

*

II n’est d’appartenance religieuse que moyennant un certain nombre de pratiques rituelles qui impriment sur ou dans le corps du sujet des marques spécifiques. Aux scarifications et divers tatouages que connaissent les religions païennes et que pratiquaient, à l’époque de Jésus, les religions à mystères, le judaïsme a substitué le rite de la circoncision, marque « archi-corporelle »,
pourrait-on dire, tant elle affecte le corps en tant que sexué. Le christianisme pratique également une circoncision, mais, comme le souligne à plusieurs reprises Saint Paul, elle est spirituelle
(Ro 2, 25-29 ; Col 2, 11). Le baptême et le sceau de l’onction touchent le corps, et c’est à travers ces rites bien sensibles, matériels et visibles que l’on est reconnu comme chrétien ; si bien que prétendre être « chrétien dans son cœur » sans avoir reçu cette marque sacramentelle est une illusion.

Mais cette marque a, du point de vue chrétien, une double caractéristique : bien visible au moment de son inscription sur le corps, mais invisible ensuite, elle indique qu’elle est à réaliser dans le « cœur » (Ro 2, 29 ; cf. Jr 4,4) ; d’autre part, parce qu’elle est spirituelle, elle est recevable par chacun des deux sexes, ce qui, pour Paul, est d’une immense portée : « Vous tous qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu le Christ. Il n ‘y a plus ni juif ni grec, ni esclave ni homme libre, ni l’homme ni la femme, car tous vous n’êtes qu’un en Jésus Christ » (Ga 3, 27-28) ; o n a donc affaire, ici de nouveau, à cette tension relevée plus haut et qui est constitutive de la foi chrétienne. Sans doute peut-on appuyer cette tension sur la parole de Jésus selon Jn 17 : ils sont « dans le monde », mais ils ne sont « pas du monde ». Parce que « dans le monde », le plus spirituel de la foi ne peut advenir qu’au sein de déterminations corporelles et institutionnelles concrètes ; parce que pas du monde, ces indispensables déterminations ne sont assumées de manière proprement chrétienne que moyennant conversion par l’Esprit.

C’est ce qui constitue le caractère inconfortable de l’initiation chrétienne. Comme toute initiation, elle ne peut exister qu’à plusieurs conditions :

o

D’abord, elle est essentiellement un processus de transmission d’héritage, en l’occurrence transmission de la « tradition reçue des apôtres » : « je vous ai transmis ce que j’ai moi-même
reçu » (1 Co 11,23 et 15,3 ). C’est le système de valeurs fondatrices du groupe (ici, l’Eglise) qui est transmis. Cela requiert que les initiateurs fassent corps avec l’Eglise (l’Eglise « apostolique » d’hier et l’Eglise « catholique » d’aujourd’hui), transmettant sa foi à elle et non pas leurs opinions personnelles sur Dieu.
o

Ce processus consiste en une inculcation de marques identitaires. De ce point de vue, une initiation est réussie si les initiés ont acquis la réaction quasi réflexe d’un « nous-autres »
(ici : « nous-autres, chrétiens…»). C’est la raison pour laquelle, l’initiation est un processus
« groupal » comme tel : certes, ce sont bien des personnes singulières qui sont initiées, mais elles le sont en tant que membres d’un groupe ; c’est les uns avec les autres, et même les uns par les autres que l’on est initié.

 » La transmission de la tradition fondatrice et des marques d’identification ne peut pas s’effectuer d’abord sur le mode intellectuel d’un savoir. Même si les valeurs actuelles de liberté individuelle, d’appropriation critique et de participation démocratique requièrent de tenir le plus grand compte de cette dimension, l’initiation chrétienne, parce qu’elle est transmission d’un savoir-vivre et même d’un savoir-être, ne peut réussir que si, comme toute initiation, elle s’effectue à travers le corps : le corps personnel marqué par un certain nombre de gestes chrétiens (signe de la croix, geste de communion, conduite rituelle dans une église, etc.), habité par un désir (« mon âme a soif du Dieu vivant », « ma lumière et mon salut, c’est le Seigneur », etc.), investi par un habitus de prières, de textes ou de savoirs mémorisés par cœur
(« Notre Père », « Je crois en Dieu », sept sacrements, etc.). C’est par un travail à même le corps, et même à fleur de peau pourrait-on dire, qu’un enfant, un jeune, un adulte devient chrétien.

 » Comme toute initiation, l’initiation chrétienne s’inscrit dans un temps déterminé ; un temps qui a un début et une fin ; un temps au terme duquel on peut et doit dire : « désormais, tu es des nôtres, tu es chrétien ».

b) Mais si indispensables qu’ils soient, ces divers éléments ne sont pas suffisants pour que l’initiation soit proprement chrétienne. Elle aussi est « sous tension », car :

 » U ne appropriation de tradition n’est chrétienne que si elle se fait de manière critique et libre : « venez et vous verrez » (Jn 1, 39).

 » L’identité chrétienne n’est proprement reçue comme telle que si, loin de créer un ghetto, elle permet à chacun de se reconnaître comme le frère de tous en Jésus Christ. Un « nous autres » qui conduirait les chrétiens à s’affronter aux autres estimés dans l’ « erreur » perdrait sa dimension chrétienne. L’Eglise a un impératif besoin de marques identitaires qui la particularisent (confession de foi, référence à l’Ecriture, sacrement, repères éthiques…), mais elle n’est fidèle à ces repères que dans la mesure où elle reconnaît, grâce à eux justement, que sa particularité consiste à s’ouvrir constamment à l’universel de l’Esprit qui « souffle où il veut » et du « Royaume » qui la déborde.

o

Si l’initiation requiert une pédagogie à même le corps, elle n’est chrétienne que si c’est bien la « Parole de Dieu » qui est ensemencée dans ce « corps », parole qui invite constamment à « devenir ce que l’on reçoit » et à s’ouvrir à l’Esprit Saint .

 » Enfin, le « tu es chrétien » qui en effet doit pouvoir être prononcé lorsque s’achève le temps marqué de l’initiation ne doit pas faire oublier que « tu ne l’es en vérité qu’à condition de le devenir sans cesse », et même qu’il ne sert à rien d’avoir « tout eu » ( !) si l’on ne « vérifie » au fil des années ce que l’on a reçu dans les sacrements de l’initiation…

Cette t ension est évidemment inconfortable. De ce fait, la tentation est grande de la supprimer, ou du moins de l’amoindrir. Il suffit pour cela de gommer l’un des deux termes. Quand l’initiation chrétienne est en possession sereine de l’Eglise, comme dans les siècles de chrétienté et jusque dans la première moitié du XX° siècle, la tension est peu ressentie : la foi fait partie des meubles et l’initiation fonctionne comme transmission non (ou peu) contestée d’une culture et civilisation chrétiennes ; mais le tranchant de la Parole est du même coup considérablement émoussé et l’Eglise n’« altérise » plus la société.

Dans le sillage de Mai 68 en revanche, époque marquée par le désir de se défaire de l’emprise de l’institution-Eglise et de valoriser au contraire le principe de la liberté aussi bien de l’homme que de l’Esprit-Saint « qui souffle où il veut », la tendance fut d’amoindrir le pôle institutionnel. Dans ce dernier cas, l’initiation devient pratiquement impossible faute de support symbolique et institutionnel suffisant.

La « bonne santé » de l’Eglise et de la foi des chrétiens réside dans l’acceptation de la tension susdite, si inconfortable qu’elle soit. Telle est bien la condition « eschatologique » de l’Eglise : dans le monde et pas du monde. Comme toute autre foi religieuse par conséquent, la foi chrétienne ne peut naître et s’entretenir qu’en passant par le « corps » ; étant entendu que ce « corps » doit faire lui-même l’objet d’une conversion par l’Esprit pour qu’il devienne « sacrifice spirituel » à la gloire de Dieu et qu’il réponde à sa vocation de temple de l’Esprit Saint (supra).

Mais précisément parce que c’est là sa très haute vocation, ce corps ne doit pas être rejeté ou méprisé au nom de l’Esprit. Ainsi en va-t-il toujours en christianisme. Cela vaut aussi bien des Ecritures : « l’Esprit n’y est trouvé que si la lettre n’en est point esquivée » (P. Beauchamp) ; cela vaut de l’Eglise et du ministère ordonné : la première, en tant même que corps visible et institutionnel, est réalisée par l’Esprit depuis la Pentecôte, et le second est lui-même réalisé par épiclèse de l’Esprit. Autrement dit, toute opposition entre l’Esprit et la lettre ou l’institution ou le corps relève d’une grave méprise. Ce qui est vrai en revanche, c’est qu’il existe une tension constitutive du christianisme entre l’« instituant » et l’« institué ».

L’Esprit, principe instituant de l’Eglise et des ministères comme sacrement du Royaume, principe d’inspiration de l’Ecriture et de leur conspiration vers le mystère pascal du Christ, principe de conversion du corps en sacrifice spirituel, ne laisse ainsi jamais en paix ce qu’il institue. Mais il n’est pas opposé à cet institué ; il trouve au contraire en lui la « matière première » de la relation juste (c’est-à-dire filiale) à Dieu.

Dès lors, on ne rabaisse pas la foi chrétienne en déclarant qu’elle passe par le corps ; et qu’elle passe par lui non seulement pour une raison anthropologique ou philosophique, mais bien pour une raison proprement théologique. La première raison réside en ce que l’on se ferait illusion sur la possibilité d’accéder à la « spiritualité », même la plus haute, sans passer par tout ce que peut désigner ce terme de corps comme corps social (l’Eglise), comme corps d’Ecriture et comme corps personnel. La raison théologique réside en ce que, du fait même de l’incarnation et de la résurrection, sans oublier déjà la grâce de la création, ce corps est le milieu même dans lequel la foi en ce qu’elle a de plus spirituel est appelée à advenir. Faut-il rappeler que la fine pointe de cette spiritualité réside dans l’amour théologal pour Dieu, mais que cet amour serait illusoire s’il ne se vivait au sein de l’amour « anthropologal » pour autrui, à commencer par celui qui est dans le besoin (Mt 25) ?

Dans cette perspective, le fait que, depuis l’origine de l’Eglise, il y ait toujours eu « du sacrement » (baptême et eucharistie) est révélateur de ce qu’est la foi chrétienne. Ce fait sacramentel nous dit en effet que la foi en sa plus haute teneur ne peut faire l’économie du corps et de l’institution. Plus encore : il nous dit que c’est dans le corps même que se joue le rapport à Dieu : le sacrifice « pneumatique » que Dieu attend n’est autre que l’offrande du « corps », c’est-à-dire de ce que l’être humain est appelé à construire par l’amour dans le plus quotidien de son existence familiale ou professionnelle… Ce même fait sacramentel nous révèle finalement que c’est aussi par les pieds que l’on devient chrétien : les pieds qui se déplacent à l’église pour le baptême ou pour l’eucharistie de chaque dimanche…

On est heureux d’observer que, depuis une dizaine d’années, les orientations pastorales de l’épiscopat français, en invitant à ré-enraciner la mission de l’Eglise, notamment la catéchèse, dans le « cœur de la foi » et particulièrement dans l’expérience que donnent à vivre les célébrations liturgiques, participent éminemment de ce mouvement de « retour au corps ».

C’est là d’ailleurs un signe des temps : après la quasi fuite de l’époque de « chrétienté » et la survalorisation de la liberté et de la sincérité qui ont marqué les années 70-90, l’époque est à la prise de conscience très nette de la nécessité de renouer la vie de foi personnelle avec la communauté ecclésiale et notamment avec la liturgie comme lieu d’expérience symbolique du « monde nouveau » que propose l’Evangile. L’accentuation de la dimension « initiatique » de la catéchèse et la redécouverte des vertus de la « mystagogie » dans la structuration non seulement des nouveaux croyants mais aussi de ceux qui vivent un « renouveau » de leur vie chrétienne sont fort significatives.

Rien n’est sans ambiguïté, et ce « retour au corps », dans la réflexion théologique aussi bien que dans l’action pastorale, pas moins que le reste… Car un tel mouvement peut aussi signifier repli ritualiste et identitaire contre l’insécurité que provoque, dans l’Eglise catholique comme ailleurs, l’actuelle mutation culturelle… On peut espérer qu’il n’en sera pas ainsi. Moyennant donc la vigilance requise à cet égard, il ne faut pas craindre un tel mouvement pour les raisons susdites, et qui sont aussi bien théologiques que philosophiques.

Chrétiens et chrétiennes n’ont pas la circoncision ni les multiples autres obligations rituelles (alimentaires, vestimentaires, etc.) des juifs ou des autres religions… Ces obligations (faut-il le rappeler) ne sont pas nécessairement aliénantes : il peut même exister une authentique « mystique » dans une certaine manière d’habiter la « lettre » et de respecter les rites ; nos moines chrétiens le savent bien, à la suite de la Règle de st Benoît. Il n’en est pas moins heureux que le Christ nous ait libérés de ce qui risque constamment de faire écran au commandement de l’amour, lequel est « le plein accomplissement de la loi » (Ro 13,10). Le mot de st Paul est toujours d’actualité : « Le Règne de Dieu n’est pas affaire de nourriture ou de boisson ; il est justice, paix et joie dans l’Esprit Saint »
(Ro 14,17).

Mais, dans l’actuelle conjoncture d’émiettement des mémoires collectives et de fabrication des identités en « réseau » et presque sur mesure, les chrétiens ont sûrement à se soucier davantage que durant les dernières décennies de leurs repères identitaires. En tout cas, la redécouverte du « corps » dans l’engendrement et l’entretien des chrétiens, à travers une meilleure osmose avec l’ensemble de la communauté chrétienne, un « marquage » initiatique plus visible (signe de la croix, repérage des objets, lieux et fonctions dans la messe…), une pédagogie mystagogique appuyée davantage sur les célébrations sacramentelles et les moments forts de l’année liturgique, des célébrations liturgique plus différenciées, jusque dans la couleur des vêtements du prêtre (le sacrement du pardon n’est pas la messe), une ritualisation plus ferme sans être rigide, semble bien correspondre à une attente. Les temps ont bien changé : il n’en était pas ainsi, voici quelques décennies ! De toute façon, la question n’est pas de choisir entre le « corps » (ou l’« institution ») et l’« Esprit », mais de se demander quel souci l’on a, en toute hypothèse, de ce que le premier soit bien habité par le second…

L.M. Chauvet.

Institut Catholique de Paris

Hylémorphique : Doctrine d’Aristote et des scolastiques selon laquelle l’être est constitué, dans sa nature, de deux principes complémentaires, la matière et la forme.

L’inconvénient de cette théorie (qui est celle d’Aristote et de S. Thomas) ne réside pas tant dans le supposé « dualisme » qu’elle crée ou renforce que dans le fait que l’être humain ne peut y être pensé comme une réalité historique et conflictuelle constamment en travail de réalisation de sa subjectivité.

Depuis la « phénoménologie de la perception » de Merleau-Ponty, cette approche du corps, jusque dans le concept de « chair » du même auteur, concept développé particulièrement par M. Henry, est devenue relativement commune, en France et ailleurs.

« Mon corps » dans « ceci est mon corps livré pour vous » signifie « moi-même », « ma personne » ; « offrir vos corps » signifie, selon d’ailleurs la traduction même de Ro 12,1 dans la TOB, « vous offrir vous-mêmes » ; de même, « toute chair verra le salut de Dieu » signifie que « tout homme » verra ce salut…

PGMR ( Présentation Générale du Missel Romain), n° 9.

L’herméneutique : Qui concerne, qui a pour objet l’interprétation des textes religieux ou philosophiques, en particulier des Écritures saintes.